QUI VOUS NOMME
Pourquoi gagner sa mort
si vite sous les cieux
un peu de temps encore
supplient les malheureux
moi qui suis justicier
leur répond le Bon Dieu
j'ai bien dû ne donner
à chaque homme qu'un peu
le temps était si grand
la liste était si longue
j'ai bien dû faire des plans
pour vos rounds et mes gongs
à chacun son morceau
son bout de vie et salut
à chacun son cadeau
puis de l'avoir dans le cul
à mon tour d'implorer
le pardon de mes hommes
à mon tour de pleurer
le mystère qui vous nomme.
L’éternité
Les photos de nous s’éloignent
Elles retournent vers ce qui fut
Nous abandonnent à des présents
Qu’elles ignorent comme un refus
Dans le sépia elles s’éteignent
Privées du sang de ce qui fut
Elles regardent encore plus fort
De hauts soleils qui ne sont plus
Tu fus un jour sans le savoir
Sur un ciel clair cette ombre noire
Et sur tes lèvres je croyais voir
Rouge s’inscrire l’éternité.
LOIN
Au plus près du plus près
de nos yeux à vos yeux
de nos peaux à vos peaux
au plus près du plus près
de vos langues dans nos bouches
de vos seins dans nos mains
au plus près du plus près
de satin à satin
de nos sexes dans le vôtre
comme on est encore loin !
Et c’est mon tour comme il convient
Et comme vient celui de tous
Et moi aussi auprès de vous
Dans la même terre j’irai me coucher et toucher
La fin des rêves
Les mots rongés par le temps
La blancheur la plus vaste des indifférences sans pitié
Cet acide affamé dévorant sous la mousse
Nos orgueils nos écrits et nos cœurs inutiles
Toute petite et puis si pauvre
misère humaine dans son coin
à regarder goutter le temps
sur le rebord de sa fenêtre
Toute petite et puis si pauvre
colère humaine dans le sang
à deviner mourir les mots
sous un ciel gris étourdissant
Si petite trop petite
une fois joie dans le matin
une fois pleur dans le soir gai
qui bat à peine sous la peau
Tandis que lunes et soleils
s'éloignent vite indifférents
tout juste un peu et si pareils
à tes grands cieux devenus blancs.
Dans la solitude la plus grande, celle de la bête la plus seule, tu es. On peut admettre que c'est triste de n'avoir que çà à dire, quand on a tant rêvé de fraternité. Où sont les hommes, dit le solitaire malgré lui, pourquoi ne m'ont-ils pas appelé? Même pas la peine de poser la question au présent. C'est la fin du film, l'affaire est entendue, le monde a changé.
( Extrait de "L'abandon" )
On sait bien que la mort
Aime cendres et vent
On sait bien que s’écharpe
Cette vie qui lacère
Mais c’est dur de sa chair
De la chair arracher
Et jour à jour rayer
Le nom que tu enterres
Où tu cherches pourquoi
Sous un ciel trop vidé
S’entête et se déchire
Le souffle de nos dires.
C'ETAIT NOUS
Quand je suis las je repense au lisse de la mer. À l'aube qui montait sur la mer Intérieure, entre les îles endormies, parmi leurs mauves immobiles. Silence et fraîcheur parmi les temples cachés, vers les côtes, sous les frondaisons basses. Bonheur, c'était presque ton heure. L'étrave du bateau fendait précise l'or du monde et sa splendeur.
Et toi, salueuse de soleil, à l'avant me semble-t-il, qui n'avais pourtant vu aucun film de naufrage, chevelure qui battait à l'épaule, cou dressé de jeunesse vive, ton corps surpris par le matin écartait aussi la brise. J'avais décidé que l'amour nous mènerait. Pas toujours le monde noir.
Que d'autres épaules se haussent, qu'on grogne encore par-ci par-là: «l'amour, ah bon, l'amour!», que l'on émette plus retors des sifflements sur le je et le nous qui s'avancent, sur la chute que ça promet, qu'importe après tout, je passe, quelquefois la beauté nous tatoue, et plus rien ne s'efface. Étoile encore bleue parmi la mort qui vient, étoile au-dessus, étoile au-dessous. Jeunes, beaux, la chair souple : c'était nous.
Ma silhouette se détachait sur une terre et un ciel enfin libres. Plus rien. Un désert de débris.
(…) Je tournais les pages, la page ; et sur cette dernière, d’un grand blanc à piéger le temps, il n’y avait plus rien d’écrit. Je fixais en grand angle cette espèce de mort et de disparition dans le dépouillement. Loin.
Loin du Bosphore et des scintillements de la mer de Marmara encore aux portes de l’Europe ; loin, après Trabizon, la mer Noire, et les ultimes âpretés des montagnes turques ; loin après Babol-Sar, ses plages molles et rases de la mer Caspienne, son hôtel blanc tchékhovien aux hautes baies ouvertes sur un ciel diaphane et gris qui étendait sur une mer tout aussi grise ses airs d’aquarelles douces et fanées ; loin après Méshed et ses mosquées iraniennes enflammées ; loin après Hérat et ses murs blancs et bleus, et ses roses afghanes rouges fleurissant en gouttes de sang sur le bas-côté de la route le long de la « djouille », ce caniveau des rues et des irrigations, cette rigole à l’air libre à travers les villages, où l’eau court au bord des maisons, des chemins, vers les champs, vers l’aridité du monde, vers le dénuement, loin, comme un retour et un murmure vers des temps plus anciens, où tout fut déjà consumé et le sera encore, plus loin, où l’occident, fatigué de ses fausses prouesses et de ses vaines querelles, ne semble plus capable que de s’évaporer avec elles, comme une éternelle armée d’Alexandre qui s’entêterait, fantomatique, au fil des siècles, à revenir s’y dissoudre. p 11 12
Bien sûr amour il faut compter
à s'en tromper le bout des doigts
nos beaux printemps bien trop moqués
par ceux plus jeunes qui se croient
nous sommes au bout de la vallée
si près déjà de l'embouchure
où notre vie va s'en aller
au goût de sang et de blessure
c'est encore toi c'est encore moi
ces splendeurs si tôt fanées
sous nos soleils si mal comptés
dans la nuit blanche sur nos doigts.
Sur nos doigts
(p. 24)