Critique réalisée dans le cadre de Masse Critique.
Merci aux Editions Belfond et à Babelio.
Comme le narrateur, c’était un vendredi après-midi pour moi aussi.
J’avais des choses à faire. Urgentes.
J’avais des livres à lire. Pressants.
Des lignes à écrire. Impatientes.
Avant de m’en occuper, j’ai voulu découvrir ce que le facteur avait déposé dans ma boîte aux lettres. Editions Belfond. Masse Critique, pensai-je.
J’ai ouvert le paquet.
En effet, à peine plus haut qu’un livre de poche, sur la couverture, un homme multicolore est pointé par un éclair bleu. Il est dessiné dans sa chute, les bras écartés comme deux ailes d’oiseau qui tentent de ralentir le mouvement vers le sol, en essayant de prendre de l’amplitude dans un élan contraire à la gravité. Au dos de sa silhouette colorée, comme en filigrane, une esquisse de jambes de femme.
« Prendre fin », Jean-Pierre Enjalbert.
J’ai ouvert le livre.
En exergue, une citation d’Albert Camus.
(Tu as des choses à faire…me souffle la petite voix de la raison).
Bon, me dis-je, voilà un homme qui a du goût. Juste les premières pages, et après j’y vais…
Deux cents pages plus loin, j’étais toujours assise, vêtue de mon manteau. J’avais juste retardé mon départ de deux heures.
Vous voilà prévenus. Tels le narrateur, vous, lecteurs potentiels, allez être immobilisés environ deux heures, suivant votre vitesse de lecture.
Ceci dit, comment parler de ce moment exquis ?
Je pourrais vous dire :
Vous allez mourir de rire… bien des fois.
Je meurs d’envie de vous transmettre ce coup de cœur presque fatal… cette petite mort…
Vous n’en reviendrez pas… sinon transfigurés… non, là, j’exagère, mais deux heures de littérature française qui décape à ce point, des mots qui bousculent, dérangent, démangent, titillent avec une intelligence rare, drôles, poétiques, méchants, jubilatoires, ça vous arrive souvent ? Moi non, du moins dans la chose éditée.
Jean-Pierre Enjalbert est né en 1939. Cuvée Desproges.
Il est vrai que j’ai beaucoup pensé à Pierrot durant ma lecture. D’ailleurs, l’auteur n’écrit-il pas : « Mourir de tout peut-être, mais pas avec n’importe qui… » (ça ne vous rappelle rien ?).
De quoi s’agit-il ? Un homme s’écroule sur le parvis de Beaubourg, devant l’affiche de l’exposition du moment, un énorme portrait de Salvador Dali.
Il comprend qu’il va mourir.
Non, rassurez-vous, si le roman est tout entier un monologue, le narrateur va vous épargner les souvenirs d’enfance, ses premières fois, ses chagrins, ses bonheurs, ses amours, ses regrets… enfin, le malin, il en parlera mais à voix déguisée, il vous suffira d’écouter derrière les mots, de lire entre les lignes, percevoir la petite musique qui s’épanche avec style.
En apparence, il s’en tiendra à ses principales obsessions : son amour de la vie, des femmes, son indécrottable résistance à tout esprit communautaire, son mépris des pouvoirs, des religions, des ambitieux de tous poils et surtout, surtout, son désespoir au constat d’une langue qui s’appauvrit à tous les étages.
Tel Charles Denner dans « L’homme qui aimait les femmes » de Truffaut, notre moribond ne pense qu’à ça : les jambes des femmes.
Oui, Mesdames, ce roman recèle un bel hommage à la féminité auquel vous serez sensibles à moins d’être un chouia pointilleuses sur l’idée de l’exclusivité. Pas très regardant question « beauté intérieure », notre Don Juan impénitent ne peut résister à la tentation d’un mollet galbé, si possible serti dans un écrin de soie noir (mais cette option reste facultative).
Misogyne ? Macho ? Allons, allons… laissez-vous faire, et allez jusqu’au bout du roman. Vous succomberez.
Bon, je ne vous cache pas que ça grince, ça griffe, ça n’épargne personne. De temps en temps, le narrateur se laisse aller à un jeu de massacre. Si vous tombez avec lui, même avec entrain, n’oubliez pas votre parachute. Par-dessus-tout, vous rirez bien des fois devant le portrait acerbe et cruel de notre monde contemporain.
Ce roman est une performance (écrivant ceci, je songe spontanément qu’on pourrait en tirer un moment de théâtre).
La vie, l’amour, la mort, et Dieu dans tout ça ?, tout est là, brûlant, fiévreux, urgent. Cela part du cœur, des tripes, du sexe, mais évite le nombril tant exploité par la plupart de nos auteurs français contemporains.
Ce n’est pas un strip-tease indécent, vulgaire, la lumière y est belle, tamisée, ne cachant rien mais suggérant tout, quand ce tout est mis en valeur avec grâce.
Les dernières pages s’envolent, dans une rupture avec ce qui précède, en glissements progressifs vers un apaisement.
Post mortem ? Je ne vous le dirai pas.
« Prendre fin » est un grand livre.
Je suis sortie de ma lecture toute ragaillardie, revigorée, pleine d’envies, après cette ode à la vie, cette unique vie, chienne de vie, mais il est vrai que nous n’en avons pas d’autre jusqu’à preuve du contraire. Les mots célèbrent le plaisir et l’appétit de vivre qui nous maintiennent en vie plus que tout.
Plus intimement, j’ai lu « Prendre fin » de la première à la dernière page comme un superbe acte d’amour avec l’écriture.
A Jorge Semprun auteur du bouleversant « L’écriture ou la vie », Jean-Pierre Enjalbert offre ce credo païen : « L’écriture ET la vie ».
Ne vous en privez pas.
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