Au problème capital de la philosophie biologique, qui est celui de l'origine première des vivants, se rattache évidemment la question, plus proche, de savoir si l'on peut constater actuellement des générations spontanées. Le dernier livre de M. Jean Rostand, La Genèse de la vie, a pour sujet l'histoire des idées et controverses sur la génération spontanée. Avec les livres antérieurs du même auteur, surtout avec son histoire des idées embryologiques (La Formation de l'Être, 1930), et son histoire des idées transformistes (L'Évolution des espèces, 1932), l'ouvrage récent achève un ensemble, qui présente une vue historique de la biologie générale. Vue claire et, semble-t-il, suffisamment complète et exacte, cet exposé a le mérite aussi de suggérer au lecteur maint enseignement philosophique.
II n'y a pas longtemps que s'est imposé aux savants le principe fondamental de la biologie : tout être vivant provient d'un être vivant de même espèce. Les anciens, Aristote, Pline, croyaient naturellement que la génération est parfois spontanée, c'est-à-dire qu'à côté des êtres que l'on voit naître de l'utérus maternel, d'un œuf pondu, d'une graine, ou encore par bouture, une foule d'autres individus naissent sans parents, tous leurs éléments étant tirés de la matière ambiante. , Ainsi des cadavres et de la viande naissent les asticots et vers qu'on y voit pulluler, les jeunes huîtres naissent de la vase écumante, les poux de la sueur, les crapauds, beaucoup d'insectes et d'animacules, du fumier et, en général, des matières fermente-cibles. L'idée de la « pourriture féconde », autrement dit la croyance « sponta- niste » régna sans conteste jusqu'au xvne siècle. Elle ne paraissait pas soulever de difficultés ; tout au plus pour les théologiens compliquait-elle un peu le dogme de la création.
C'est en 1668 qu'un savant de l'Académie de Florence, Redi, porta le premier coup au préjugé commun. Redi démontra par des expériences ingénieuses qu'aucun ver ne se développe dans la viande si l'on empêche les mouches d'y déposer leurs œufs. Il en tira la conclusion générale que « Tout ce qui naît vient de la semence des animaux eux-mêmes ». Mais il ne convainquit nullement l'ensemble des savants. La génération spontanée devait garder des partisans pendant plus de deux siècles encore. C'est que la question n'était rien moins que simple.
A la fin du xvne siècle, l'usage du microscope s'étant répandu, le Hollandais Leeuwenhoeck découvre les animalcules de l'eau croupie, les infusoires. D'où proviennent ces êtres ? Joblot et Baker, à ce propos, se prononcent contre le spon- tanisme ; ils déclarent que « tous les êtres vivants, si petits soient-ils, viennent de germes », et qu'il flotte continuellement dans l'air des millions de germes microscopiques, ce qui explique pourquoi les infusions, même stérilisées par l'ébullition, se remplissent d'animacules si on les laisse à l'air libre.
Mais voici que l'Ii landais Needham, ayant chauffé du « jus de mouton » dans des fioles, qu'il bouche ensuite, y trouve au bout de quelques jours un fourmillement d'animalcules (1745). Il en conclut qu'il existe dans les matières organiques une force plastique ou génésique, capable d'engendrer [toute sorte de petits organismes. Son expérience servira longtemps d'argument aux spontanistes. Buffon donne son appui à Needham, par sa théorie des « molécules organiques », éléments minuscules constitutifs de tout être vivant, qui ne sont pas détruits quand l'animal meurt, et qui peuvent concourir à former de nouveaux êtres d'un type simple. Le monde savant, les philosophes, contestent, discutent, lancent des hypothèses. Leibniz, Fontenelle, Berkeley, Ch. Bonnet, Voltaire, Réaumur, La Mettrie, se déclarent partisans des « germes ». Diderot, Robinet, Lamarck, plus tard Schopenhauer, croient certaine ou très vraisemblable la génération spontanée des êtres microscopiques.
Cependant Spallanzani ramenait la question sur le terrain de l'expérimentation. Il fit voir que les microorganismes ne naissent point dans les infusions qui ont été chauffées et closes. Le débat se précise désormais : chaque fois que des êtres vivants apparaîtront dans un milieu préalablement chauffé, les partisans des germes diront qu'on a chauffé insuffisamment pour détruire tous les germes ; et chaque fois au contraire, que le milieu restera stérile, les spontanistes prétendront qu'on a troublé par un chauffage excessif les conditions propres à la genèse de la vie.
Schwann (1837) fait arriver sur une infusion de viande bouillie de l'air préalablement porté à une haute température. Aucun animalcule n'y naît. Pouchet lui objecte alors que l'air « trop calciné » paralyse la génération.
La discussion renaissait donc toujours sans faire la lumière, quand Pasteur intervint. Il fournit aux infusions chauffées de l'air naturel, ordinaire, mais débarrassé mécaniquement de ses germes : les infusions restent stériles. Dans une autre série de ses expériences comparatives, Pasteur prend du sang frais de chien, ou de l'urine, et les expose à un air débarrassé de germes par le chauffage : ces liquides organiques eux-mêmes restent exempts de microorganismes. Pasteur croyait de telles expériences décisives contre la génération spontanée ; mais ses adversaires, principalement le fameux Pouchet, ne se rendent pas ; ils s'acharnent à lui opposer des arguments confus, de nouvelles expériences, souvent mal conditionnées, mais parfois aussi troublantes, comme celles qui opèrent avec de l'eau de foin ou du lait, dont les germes, on le sut plus tard, ne sont détruits qu'à 130°.
Il faut relire, dans les sept ou huit derniers chapitres de La Genèse de la vie, ce récit, que l'on croyait connaître, du long débat, de la lutte que Pasteur soutint pendant vingt ans (de 1859 à 1879), jusqu'à ce que ses contradicteurs parussent rendre les armes. Les thèmes d'expériences de Pasteur ne, sont pas tous inédits, il reprend des idées de Spallanzani, de Charles Bonnet, de Schwann, mais il a le don de les rendre chaque fois plus simples et plus rigoureuses, il les exécute avec des précautions et un soin méticuleux, il les soutient d'une logique souple et impeccable. Chaque série d'expériences (celle du Montanvers, où l'air est pur de germes, celle des raisins d'Arbois, à propos des levures, causes de la fermentation alcoolique) chaque expérience apporte une précision, dissipe une équivoque. Si le terme ďélé- gance scientifique a un sens, il s'applique assurément à l'œuvre du clair génie qu'était Louis Pasteur. Ses écrits sont semés d'aphorismes comme celui-ci : « on a toujours tort de ne pas douter alors que les faits n'obligent pas à l'affirmation ». Lui-même n'a jamais soutenu que la génération spontanée est impossible (elle a bien dû se produire dans les temps géologiques) ; mais il a démontré simplement que « si l'on écarte les causes d'erreur inaperçues dans les expériences, toute apparition de microorganismes cesse d'avoir lieu ».
M. Rostand ne nous laisse pas ignorer qu'après Pasteur, après son dernier contradicteur Bastian, il reste des questions ouvertes : par exemple, comment naissent les virus filtrants ou « bactériophages », les virus-protéine, ces agents pathogènes plus petits que les microbes ? Quelle génération spontanée s'est produite à l'origine du monde vivant ? Et pratiquement, l'homme pourra-t-il dans l'avenir en réaliser une ?
On voit que ce livre traite de façon attrayante un chapitre passionnant de l'histoire des sciences biologiques. Sa lecture inspire tout au long mainte réflexion ; elle montre par exemple, une fois de plus, combien les idées expérimentales ou les vérités scientifiques, simples d'apparence, et qui avaient été entrevues sous forme vague par les plus anciens chercheurs, sont longues et laborieuses à établir de façon rigoureuse. La faculté imaginative, nécessaire à l'homme de science, n'est pas d'ordinaire celle qui lui fait défaut : les hypothèses ingénieuses, les théories bizarres foisonnent presque en tout temps. Le difficile, ce qui demande l'effort collectif le plus soutenu, c'est l'analyse, à la fois intuitive et logique, qui débrouille, dégage et précise les notions. D'autre part il ne faut pas sous-estimer le rôle de l'outillage expérimental ; la science ne progresse qu'en fonction du perfectionnement constant de l'instrument intellectuel et des techniques matérielles dont le chercheur dispose.
Ces remarques paraîtront banales sans doute. Mais elles sont présentes à notre esprit, en général, comme des formules abstraites. Le mérite du bon historien scientifique est de les illustrer toujours à nouveau par les suites d'événements concrets qu'il nous retrace. M. Jean Rostand s'acquitte de cette tâche avec bonheur. Sa Genèse de la vie est un petit livre lumineux.
– Robert Bouvier, "Jean Rostand, La genèse de la vie. Histoire des idées sur la génération spontanée", Revue d'histoire des sciences, tome 2, n°4, 1949. pp. 370-373.
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