Citations de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont (129)
La Belle se réveilla en sursaut, et versa des larmes. « Ne suis-je pas bien méchante, disait-elle, de donner du chagrin à une Bête qui a pour moi tant de complaisance ? Estce sa faute si elle est si laide et si elle a peu d’esprit ? Elle est bonne, cela vaut mieux que tout le reste. Pourquoi n’ai-je pas voulu l’épouser ? Je serais plus heureuse avec elle que mes sœurs avec leurs maris. Ce n’est ni la beauté ni l’esprit d’un mari qui rendent une femme contente, c’est la bonté du caractère, la vertu, la complaisance, et la Bête a toutes ces bonnes qualités ; je n’ai point d’amour pour elle, mais j’ai de l’estime, de l’amitié, de la reconnaissance. Allons, il ne faut pas la rendre malheureuse ; je me reprocherais toute ma vie mon ingratitude. »
Elle n’avait presque plus peur du monstre ; mais elle manqua mourir de frayeur, lorsqu’il lui dit : « La Belle, voulez-vous être ma femme ? » Elle fut quelque temps sans répondre : elle avait peur d’exciter la colère du monstre en le refusant ; elle lui dit pourtant en tremblant : « Non, la Bête.
(...) quand j’y pense, vous ne me paraissez plus si laid.
– Oh ! dame oui, répondit la Bête, j’ai le cœur bon, mais je suis un monstre.
– Il y a bien des hommes qui sont plus monstres que vous, dit la Belle, et je vous aime mieux avec votre figure que ceux qui, avec la figure d’hommes, cachent un cœur faux, corrompu, ingrat.
Mangez donc, la Belle, lui dit le monstre, et tâchez de ne vous point ennuyer dans votre maison ; car tout ceci est à vous, et j’aurais du chagrin si vous n’étiez pas contente. – Vous avez bien de la bonté, lui dit la Belle. Je vous avoue que je suis bien contente de votre cœur ; quand j’y pense, vous ne me paraissez plus si laid.
Dites-moi, n’est-ce pas que vous me trouvez bien laid ?
– Cela est vrai, dit la Belle, car je ne sais pas mentir ; mais je crois que vous êtes fort bon.
– Vous avez raison, dit le monstre ; mais outre que je suis laid, je n’ai point d’esprit : je sais bien que je ne suis qu’une bête.
– On n’est pas bête, reprit la Belle, quand on croit n’avoir point d’esprit : un sot n’a jamais su cela.
La Belle, lui dit ce monstre, voulez-vous bien que je vous voie souper ?
– Vous êtes le maître, répondit la Belle en tremblant.
– Non, répondit la Bête, il n’y a ici de maîtresse que vous ; vous n’avez qu’à me dire de m’en aller si je vous ennuie, je sortirai tout de suite. Dites-moi, n’est-ce pas que vous me trouvez bien laid ?
– Cela est vrai, dit la Belle, car je ne sais pas mentir ; mais je crois que vous êtes fort bon.
Elle ouvrit la bibliothèque, et vit un livre où il y avait écrit en lettres d’or : SOUHAITEZ, COMMANDEZ ; VOUS ÊTES ICI LA REINE ET LA MAÎTRESSE.
Mais elle fut bien surprise de trouver une porte sur laquelle il y avait écrit : APPARTEMENT DE LA BELLE. Elle ouvrit cette porte avec précipitation, et elle fut éblouie de la magnificence qui y régnait ; mais ce qui frappa le plus sa vue fut une grande bibliothèque, un clavecin, et plusieurs livres de musique. « On ne veut pas que je m’ennuie », dit-elle tout bas. Elle pensa ensuite : « Si je n’avais qu’un jour à demeurer ici, on ne m’aurait pas fait une telle provision. »
Pendant son sommeil, la Belle vit une dame qui lui dit : « Je suis contente de votre bon cœur, la Belle : la bonne action que vous faites en donnant votre vie pour sauver celle de votre père ne demeurera point sans récompense. »
Le bonhomme, après avoir pris son chocolat, sortit pour aller chercher son cheval ; et comme il passait sous un berceau de roses, il se souvint que la Belle lui en avait demandé une, et cueillit une branche où il y en avait plusieurs. En même temps, il entendit un grand bruit, et vit venir à lui une bête si horrible, qu’il fut tout prêt de s’évanouir. « Vous êtes bien ingrat, lui dit la bête d’une voix terrible ; je vous ai sauvé la vie en vous recevant dans mon château, et pour ma peine vous me volez mes roses, que j’aime mieux que toutes choses au monde. Il faut mourir pour réparer cette faute ; je ne vous donne qu’un quart d’heure pour demander pardon à Dieu. »
« Tu ne me pries pas de t’acheter quelque chose ? lui dit son père. – Puisque vous avez la bonté de penser à moi, lui dit-elle, je vous prie de m’apporter une rose, car il n’en vient point ici. »
Voyez notre cadette, disaient-elles entre elles, elle a l’âme basse et si stupide, qu’elle est contente de sa malheureuse situation. » Le bon marchand ne pensait pas comme ses filles. Il savait que la Belle était plus propre que ses sœurs à briller dans les compagnies. Il admirait la vertu de cette jeune fille, et sur-tout sa patience : car ses sœurs, non contentes de lui laisser faire tout l’ouvrage de la maison, l’insultaient à tout moment.
Tout d’un coup le marchand perdit son bien, et il ne lui resta qu’une petite maison de campagne, bien loin de la ville. Il dit en pleurant à ses enfants qu’il fallait aller demeurer dans cette maison, et qu’en travaillant comme des paysans ils y pourraient vivre. Ses deux filles aînées répondirent qu’elles ne voulaient pas quitter la ville, et qu’elles avaient plusieurs amants qui seraient trop heureux de les épouser, quoiqu’elles n’eussent plus de fortune. Les bonnes demoiselles se trompaient ; leurs amants ne voulurent plus les regarder quand elles furent pauvres. Comme personne ne les aimait à cause de leur fierté, on disait : « Elles ne méritent pas qu’on les plaigne, nous sommes bien aises de voir leur orgueil abaissé ; qu’elles aillent faire les dames en gardant les moutons. » Mais en même temps tout le monde disait : « Pour la Belle nous sommes bien fâchés de son malheur ; c’est une si bonne fille ! Elle parlait aux pauvres gens avec tant de bonté ; elle était si douce, si honnête ! » Il y eut même plusieurs gentilshommes qui voulurent l’épouser, quoiqu’elle n’eut pas un sou ; mais elle leur dit qu’elle ne pouvait pas se résoudre à abandonner son pauvre père dans son malheur, et qu’elle le suivrait à la campagne pour le consoler et l’aider à travailler. La pauvre Belle avait été bien affligée d’abord de perdre sa fortune ; mais elle s’était dit à elle-même : « Quand je pleurerai beaucoup, mes larmes ne me rendront pas mon bien ; il faut tâcher d’être heureuse sans fortune.
Cette cadette, qui était plus belle que ses sœurs, était aussi meilleure qu’elles. Les deux aînées avaient beaucoup d’orgueil, parce qu’elles étaient riches ; elles faisaient les dames, et ne voulaient pas recevoir les visites des autres filles de marchands ; il leur fallait des gens de qualité pour leur compagnie ; elles allaient tous les jours au bal, à la comédie, à la promenade, et se moquaient de leur cadette, qui employait la plus grande partie du temps à lire de bons livres.
Il y avait une fois un marchand qui était extrêmement riche ; il avait six enfants, trois garçons et trois filles, et, comme ce marchand était un homme d’esprit, il n’épargna rien pour l’éducation de ses enfants et leur donna toutes sortes de maîtres. Ses filles étaient très belles, mais la cadette surtout se faisait admirer, et on ne l’appelait, quand elle était petite, que la Belle Enfant, en sorte que le nom lui en resta, ce qui donna beaucoup de jalousie à ses sœurs.
Le rêve comme le miroir sont des techniques de lien psychique tandis que la bague est un transporteur d’un espace à l’autre, de sa chambre chez son père à celle chez la Bête.
Préface
(...) la Bête ne l’est devenue que suite à un mauvais sort qui lui a été jeté. Mais par qui ? La vie psychique, et notamment les rêves de la Belle, transperce le récit en dévoilant l’autre scène : celle magique de la communication du monde terrestre avec celui des fées. Ainsi pendant son sommeil la Belle voit une dame dans son rêve qui lui dit : « La bonne action que vous faites, en donnant votre vie pour sauver celle de votre père, ne demeurera point sans récompense.
Préface
L’état de nature est ici non seulement ce jardin féerique mais la pureté de l’âme de la Bête et de la Belle : ils n’exercent pas leurs qualités physiques pour posséder l’autre et le maintenir dans une dépendance réciproque. Là où les sœurs de la Belle sont prisonnières d’une logique de l’échange bourgeois, beauté contre sécurité, la Belle impose l’amour comme unique vertu et finalité de la relation au bien-aimé. Mais cet amour en se réalisant dans un jardin, sinon dans un Éden, vient renouveler le mythe d’Adam et Ève, la rose remplaçant la pomme.
Préface
L’amour n’est pas un enchantement, une illusion qui nous ferait préférer les beaux corps sans les belles âmes. Il convient de réunir vertu, beauté et esprit « en une même personne » : cet appel à la fidélité plutôt qu’à l’adultère constate combien la séparation de la vertu et de la beauté était déjà perçue dès la version de 1740 anticipant la critique par Rousseau de la société civile.
Préface
Une rose ayant été volée dans le jardin, de son château, la Bête réclame au voleur, le père de la Belle, « pardon à Dieu » : le Château de la Bête est ce paradis entre deux mondes, la société civile et la campagne ; cette parenthèse est aussi un lieu en retrait et pour la retraite des esprits : le père, égaré dans la forêt, y trouve chocolat, refuge et la rose pour satisfaire le vœu de la Belle ; celle-ci, volontaire condamnée à venir mourir à la place de son père, fait l’épreuve de l’altérité radicale durant plus de trois mois, le prince lui-même enfermé dans l’ours et dans ce jardin dont il ne peut sortir sans l’amour vertueux des autres.
Préface