« Papa ? »
L’homme se retourna et vit son fils – peau brunie et cheveux éclaircis après un été passé à jouer au soleil, corps affiné et grandi, ses dernières rondeurs enfantines consumées, l’angularité naissante d’un visage d’homme se dessinant chez le garçonnet d’à peine sept ans – et il sentit quelque chose lui vriller le cœur, une envie irrépressible d’étreindre le garçon, de le soulever de terre et d’apaiser ses craintes.
Mais l’homme avait appris à pêcher à sept ans, et le garçon ferait de même, et le temps de le dorloter était révolu.
"Si jamais il meurt, je me tuerai."
"Quoi ?"
"C'est la fin s'il meurt. Je ne pourrai pas le supporter en ce monde. Je l'aime trop."
Elle énonçait un fait. Le soleil brille. Le vent souffle. S'il meurt, moi aussi.
Ce fut à ce moment-là que l'homme comprit enfin qu'une partie d'eux-mêmes avait déjà disparu dès l'instant où cette nouvelle vie était née au monde. Ils étaient devenus un sein nourricier, un cocon protecteur, sagesse et amour, mais désormais leurs vies étaient dédiées à celle de l'enfant et ils priaient à son autel.
« Il y a un poison dans ton esprit qui brouille tout. Je t’ai amené ici. Tu crois qu’un enfant, ton enfant, est spécial. Pourtant tu es imprégné de l’odeur de la chasse. Tu tuerais un enfant pour assouvir ta faim, comme la plupart le feraient. »
L’homme s’aperçut qu’il pouvait de nouveau respirer et sentit qu’il lui fallait s’élever contre le noir sortilège que jetait la Cuja. « Un enfant ? Par faim ? Jamais. »
« Quelle conception erronée du monde est la tienne pour considérer que les humains portent les seuls enfants ? Que seul l’homme peut être accablé de chagrin ou gémir dans la nuit ?
L’homme n’avait rien à répondre. Il savait que la jungle se nourrissait d’elle-même. Il savait que son peuple était de la jungle, et mangeait comme il était mangé. Tous ceux de sa tribu le savaient – raison pour laquelle les nuits sans lune ils se réveillaient au moindre bruit venant de l’extérieur.
L'homme adorait le garçon, ce n'était pas un poison. Le temps avant l'enfant paraissait opaque. Le temps avec l'enfant, même avec ses difficultés, ses inquiétudes et ses nuits sans sommeil, revêtait l'éclat du jour.
"J'aimerais n'avoir jamais existé, mais je suis en vie et maintenant je vais devoir être mort"
Quelle conception erronée du monde est la tienne pour considérer que les humains portent les seuls enfants ? Que seul l’homme peut être accablé de chagrin ou gémir dans la nuit ?
Il était si petit. Un scarabée épinglé sur une planche, tête en bas, ses jambes ne le menant nulle part.
Il n’était rien.
Il regarda dans toutes les directions.
Il n’y avait rien.
Oh, mon Dieu.
Mon Dieu non. Rien.
Rien. Rien. Le garçon : parti.
Son garçon.
Mort
Un doux moment de conscience sans pensées, né dans un monde privé de mémoire.
Quelle conception erronée du monde est la tienne pour considérer que les humains portent les seuls enfants ? Que seul l’homme peut être accablé de chagrin ou gémir dans la nuit ?