Citations de Jeroen Brouwers (63)
Être sans certitudes, c’est se trouver dans la situation d’un lecteur qui, alors qu’il est plongé dans un livre, s’aperçoit soudain que des pages en ont été arrachées, ou, qu’ayant été caviardées, des parties du texte lui sont devenues inaccessibles. Page 220
Au cours de cette conférence sur les évolutions de la langue contemporaine le remplacements de certains mots par d’autres sans modification fondamentale de la signification – « client » se substituant à « patient », « résident » à « interné » , « s’en aller » à « mourir » ; toutes choses que j’estime au demeurant extravagantes et inutiles, car génératrices de cette imprécision que je réprouve, attaché que je suis à l’emploi du mot juste et clair. Page 136
La salle commune, dénommée « foyer » - avec, sur ses rebords de fenêtres et en son centre, des pots garnis de plantes en plastique. Nous sommes là tels des éclopés dans le cabinet de Jérôme Bosch. Page 144
Ils parlent encore de moi, c’est-à-dire qu’ils parlent par-dessus ma tête comme si je n’assistais pas en personne à leurs délibérations ; je suis une boîte de chaussures vide ou quelque chose de ce genre, ils me prêtent une forme de folie qui me déshumanise et me réduit à n’être qu’un pantin en fauteuil roulant, dépourvu de pensées et poussant de temps à autre un cri ou un grognement. Page 188
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J'ai quelque chose pour toi dit-elle. Elle me présenta une boule de laine grise. Fabrication maison. C'étaient deux chaussettes de grosse laine mises en boule. Alors ? Essaie les.
Je regardai désemparé. Cela faisait longtemps que je n'avais plus eu de chaussettes aux pieds ni de chaussures. Nous courons pieds nus au couvent.
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La fille a côté de moi me fit cette remarque. Cela doit être bigrement froid pour tes pieds nus.
Je me mis à la regarder aussi. Elle portait des vêtements au dessus de ses chevilles, ses jambes bien couvertes de chaussettes de laine épaisse.
N'ont-ils pas de chaussettes pareilles pour toi demanda t'elle. Tu vas attrapper quelque chose de courir ainsi sur le sol gelé.
Met tes orteils en dessous du poële à charbon, ils sont bleus de froid.
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La bure irrite ma peau.
Les moines qui sont dans cet ordre portent le même habit. Muni d'un capuchon ça pèse sur les épaules et arrive jusqu'aux pieds , entoure le corps entier d'un brun fécal, l'étoffe est grossière et rèche. Il faut porter un vêtement en dessous pour ne pas être pris de chatouillements, qui démangent la peau nue comme les termites.
Je m'assied sur mon lit, le matelas de paille craque sous mon derrière et je regarde les murs. Quatre murs blancs. Mes coudes à mes genoux je contemple mes orteils nus comme des objets posés sur le carrelage.
J’essaie de ne pas bouger et de faire en sorte que la tente en poil de chameau entre le moins possible en contact avec ma chair, chair méprisable, que je devrais flageller avec la corde à nœuds. Ce dont je me garde bien.
Le froc dépenaillé de François est ceint autour de la taille par une corde blanche à trois nœuds rappelant les grands principes qui ont guidé sa vie. Premier nœud: pauvreté. Deuxième nœud : obéissance. Troisième nœud : abstinence ou chasteté.
Il s'était répandu à profusion, à Rotterdam comme dans toute l'Europe. Une bestiole noire aux pattes cassées, à l'intérieur d'un cercle blanc se détachant sur un fond rouge sang. Emblème conçu par le Fürher en personne. La voracité insatiable en marche sur ses pattes qui, dans un bruit de fer, écrasait, broyait, pulvérisait tout sur son passage, ne laissant derrière elle que l'épouvante.
Et dans ce chenre, le reste est encore bien pire! Des bandes dessinées! Pour ceux qui sont trop flemmards pour lire fraiment. Fatras d'enfantillaches qui ramolissent le cerfeau. Et ça encore, autre exemple d'abomination: un album de Tintin, le Temple du Soleil, qui, froissé comme il l'est, a circulé de mains en mains! Inepties! Coup sur le pupitre. Blasphémie! Re-coup sur le pupitre. C'est faire outrache à Dieu! Lire pareil chose est un péché! Autre coup sur le pupitre. Il faut punir! Et nouveau coup sur le pupitre!
Le célibat, a-t-elle dit en grimaçant, comme si elle allait vomir. Nous en avons nous-mêmes un qui est comme ça dans la paroisse. Le père Glaudemans. Il fait venir les enfants de chœur au presbytère, leur offre une cigarette, une tasse de chocolat et se met à les tripoter.
Il y a des siècles que le clergé abuse des enfants et des jeunes, et ces pratiques se perpétueront . Tout le monde sait, et tout le monde se tait par crainte du pouvoir de cette Gestapo qu'est l'Eglise. Depuis le pape des dogmes, infaillible et impie, qui, coiffé de sa couronne à trois étages, exerce du haut de sa "sedia gestatoria" sa domination sur le peuple peureux, jusqu'aux obscurs frères et sœurs préposés à la surveillance dans les internats religieux.
Personne n’a ri, alors que tout, dans notre existence quotidienne strictement réglementée, pourrait prêter à rire, ne serait-ce que du bout des lèvres, car comment supporter sans cela la vie en communauté. Le rire n’avait désormais plus droit de cité, et il ne devait plus jamais l’avoir.
On ne peut fumer que dans la salle de détente et dans le jardin, à des heures définies, en dehors des jours de jeûne, d’abstinence et de la semaine sainte. Jamais dans la cour de récréation. Les élèves n’ont pas le droit de fumer, ce qui, bien sûr, ne les empêche pas de le faire en cachette, dans les chiottes. Les péchés de Wiro sont multiples.
En tant que professeur d’allemand, j’avais comme par instinct remarqué la faute qu’il avait faite en employant mich au lieu de mir ainsi que la construction incorrecte de sa phrase : il aurait dû dire mir gegenüber. Le couloir au carrelage blanc et noir. Je le suivais, dans mes chaussures ferrées, ayant alors encore des chaussures normales aux pieds, mais j’étais en train d’entrer dans le monastère au lieu d’en sortir. Côté jardin, deux pigeons sur la pelouse. Si le gris s’envole en premier, je sais ce qu’il me reste à faire. Pourquoi ne pas l’avoir su immédiatement, ni plus tard, d’ailleurs.
À propos ces livres tous ces livres à quoi bon lire tout ça disons cette littérature moderne en quelque sorte, a-t-il fait en affichant une moue renfrognée. Puis, continuant à compter sur ses doigts : avec ça une chambre particulière pourvue d’un bon matelas et de draps le linge blanchi par notre frère Plechelmus c’est, je veux dire quand même.
J’ai confié mon secret à Theo, qui me méprise parce que je ne cesse de tergiverser, de ruminer, de remettre à plus tard, de ne rien faire, de me montrer pusillanime. Il suffit de franchir la porte d’entrée et de tourner à droite, dit-il. Si tu attends encore, tu vas perdre le pot. Je perds le pot si j’attends encore.
C’est à qui est le plus gros et crie le plus fort que reviennent pouvoir et autorité.
Nous sommes tous frères. Certains sont de vrais porcs. Entre autres tâches, je lui prête main-forte, de temps à autre, dans son dépôt de linge qui empeste. Touiller des habits gorgés de sueur dans une eau savonneuse verte. Dans la sainte humilité. La sainte obéissance.