Citations de Joanna Goodman (90)
C’est étrange d’imaginer cette parfaite inconnue en train de grandir quelque part, peut-être tout près. Quel genre de petite fille est-elle? À qui ressemble-t-elle? À Gabriel? À Yvon? Blonde ou brune? Mince ou potelée? Optimiste, charmante, maussade ou triste?
" En plantant en profondeur, les racines restent fraîches et humides durant les chaudes journées sèches du printemps. Maintenant, couvre les plants avec des cendres d’os et de l’engrais pour bulbes."
Les fillettes sont laissées à elles-mêmes dans la salle commune à se bercer avec les zombies. Comme on ne leur a pas encore attribué leurs tâches, elles n’ont rien d’autre à faire que de fixer les murs en évitant de se faire remarquer par les religieuses.
Vous êtes chanceuses d’être nourries et logées par nous. C’est plus que vous ne méritez. Vos vies n’ont aucune valeur et vous serez traitées en conséquence.
Élodie voudrait applaudir. Enfin, quelqu’un ose dire ce qu’elle meurt d’envie de crier depuis qu’elles sont arrivées ici. C’est un asile de fous. Un endroit pour les déments et les arriérés gravement atteints, des gens en bien plus mauvais état que les vieux de l’orphelinat.
Elle n’est pas folle, sa place n’est pas dans un hôpital. Probablement que les responsables ont enfin compris qu’ils avaient fait une erreur à son sujet. Élodie espère seulement que Claire viendra la rejoindre bientôt avec un autre groupe de petites filles.
Une aura de mystère s’ajoute à l’impression de malheur imminent que ressent Élodie, tandis qu’elle descend l’escalier à la suite de Sœur Tata et des autres petites filles. Elle frissonne dans sa robe mince. Sur le palier, elle sent une main s’enrouler autour de la sienne. En levant la tête, elle rencontre le regard d’une des filles plus âgées – Emmeline, une ravissante rousse de dix ans. Celle-ci lui fait un clin d’œil en lui serrant la main.
Elle est vraiment déficiente – pas juste folle comme les autres – et tout le monde l’aime. Elle est toujours en train de sourire ou de rire, heureuse. Elle ne semble pas savoir où elle est ni s’en inquiéter. Elle aime prendre les gens dans ses bras et les câliner, ce qu’Élodie apprécie.
Et si elle élevait un enfant qui se sentirait chéri et aimé?
Cette idée commence à germer dans son esprit au moment où elle se met au lit. Un bébé à aimer, une vie à façonner. Elle pourrait le faire avec bonté et affection plutôt qu’avec colère. Avec douceur, en lui offrant le réconfort qu’apporte le fait de se sentir accepté, et en lui prodiguant tous les soins qui permettent à un être vivant de s’épanouir. Avoir un enfant pourrait même devenir sa façon de se racheter pour la fille qu’elle a abandonnée.
Mon père non plus ne m’aimait pas quand il était ivre. Il ne pouvait pas me sentir. Il faisait tout ce qu’il pouvait pour m’éviter. J’imagine que je ne savais pas comment m’y prendre avec lui. Particulièrement quand il était ivre.
Ce n’est pas tant le soutien-gorge qui l’emballe que l’exploit dont il témoigne. Chaque trimestre, la gérante du rayon des sous-vêtements du magasin Simpson remet un soutien-gorge à la meilleure vendeuse du service. Et cette fois, c’est Maggie qui l’a emporté. Elle a hâte d’annoncer la nouvelle à Roland.
Elle a de la difficulté à se concentrer sur l’écriture des lettres. Elle est censée copier à la main la lettre A sur toute une page, mais elle trouve cette tâche ennuyeuse, en même temps que difficile, car elle ne doit pas dépasser les lignes. Elle a hâte d’aller voir le docteur.
À une époque, elles n’étaient jamais plus de dix ou douze par pièce, mais récemment, on a commencé à y entasser plus de 20 enfants. Il y a beaucoup, beaucoup de règles à Saint-Sulpice, mais Élodie réussit à les contourner. Les religieuses la trouvent turbulente et elle a eu sa part de punitions pour avoir répliqué – elle a été privée de dîner, a perdu son droit d’aller jouer dehors ou s’est fait frapper les jointures avec une règle. Mais elle aime l’école et bientôt, elle apprendra à lire.
Elle a six ans et sait presque lire. Elle et Élodie ont grandi ensemble à Saint-Sulpice. Quand la mère d’Élodie viendra la chercher, elle lui demandera si elles peuvent emmener Claire, si celle-ci est toujours là.
Il regarde Maggie en souriant. Il pense probablement qu’elle lui cuisinera de tels repas un jour. Elle sait qu’il est toujours en train de faire le compte de ses atouts, car il envisage de la demander en mariage. Il a presque 30 ans et il est prêt à se caser. C’est aussi évident que son odeur de savon et ses chaussures à pampilles.
Géri est toujours aussi adorable, même au cœur de l’impitoyable tourbillon de la puberté, avec ses jambes maigrichonnes et une coupe au bol maladroite exécutée par Maman. Violet n’a pas changé si ce n’est qu’elle est un peu plus morose. Maggie tend à chacune d’elles un sac de papier kraft rempli de noix de cajou et de chocolats belges du magasin Simpson.
Maggie ne dirait jamais à aucune de ses compagnes de travail – qui ne parlent que de bébés et de maris – qu’elle veut un jour être promue au rayon des vêtements pour dames, puis devenir gérante. Elle s’est juré qu’aucun homme ne s’enfermerait dans une pièce pour la fuir.
Si leur premier baiser a semblé un peu maladroit à Maggie, elle s’en est tenue responsable. Elle l’avait comparé aux baisers que Gabriel et elle s’échangeaient quand ils étaient des adolescents bouillonnant d’hormones et d’émotions. Bien que quelques années seulement se soient écoulées depuis ce temps, elle a beaucoup mûri. Du reste, il vaut sans doute mieux que Roland soit complètement différent de Gabriel.
Les gens viennent voir les petites filles pour décider s’ils en ramèneront une chez eux. Ces jours-là, Élodie porte sa jolie robe. Elle préfère porter sa robe laide, pour pouvoir jouer et se salir, mais il est très important qu’elle fasse bonne impression auprès des visiteurs si elle veut être adoptée un jour. Tata dit que la raison d’être de l’orphelinat est de veiller à ce que toutes les petites filles soient «placées» dans de bonnes familles.
Les sentiments viennent par vagues. Peine, soulagement, honte, culpabilité. Elle aurait pu garder le bébé. Elle n’est pas irréprochable. Sa fille est sur le point d’être projetée dans le monde, toute seule. Elle va grandir sans attache, incomplète. Comme elle.
Maggie commence à s’assoupir, bercée par le bruit de la pluie contre la fenêtre. Et là, entre le sommeil et l’éveil, le nom lui revient. Elle le murmure dans la nuit. Élodie.