Citations de Joseph d` Anvers (38)
Tout est allé très vite.
On avait débarqué à la fête vers minuit.
Mon pote Chab était très à l’aise, moi pas du tout. Il connaissait tout le monde, embrassait, complimentait, riait quand il fallait, interpellait les gens par leur prénom en promettant de les rappeler. Il dansait en marchant, il chantait en parlant, excellant dans l’art mondain et délicat d’arriver dans une soirée.
Moi, je me contentais de suivre, enchaînant les vodkas tièdes, adressant sourires et poignées de main à qui le voulait bien.
Une blonde, la quarantaine flamboyante, lui avait discrètement glissé quelques mots à l’oreille en posant une main sur son cul. Il avait hoché la tête puis s’était retourné vers moi en se touchant le nez et m’avait envoyé un clin d’œil
La blonde l’avait emmené, disparaissant dans la faune surchauffée par les synthés vintage et les beats sauvages.
Elle s’appelait Ana et j’ai su dès le départ que ça allait merder.
Comment avais-je pu douter de nous ?
Je n'étais plus seul. Nous n'étions plus seuls.
Peu importe ce qu'il était advenu par le passé, nous allions devenir ceux que nous souhaitions.
"La fête était partie en vrille. Il faisait une chaleur à crever. J'ai taillé tout droit sans m'arréter et j'ai retrouvé la bande là où je l'avais rencontrée pour la première fois, dans cette cour intérieure, à la belle étoile. Ils fumaient tous, passablement allongés, silencieux, les yeux rivés au ciel. Je me suis installé et j'ai pris la main d'Ana. On a partagé un joint et ca a fini de me détendre. "C'est bon d'être un ange", j'ai murmuré. "
Il régnait là une atmosphère douce, une ambiance cool et paisible, presque silencieuse qui contrastait avec la furie qu'on venait de quitter. On s'est frayés un chemin entre les corps étendus et ivres et la fille m'a signifié qu'on était arrivés.
C'est à ce moment là que je l'ai vue. C'est à ce moment là que j'ai su que tout allait changer. Elle se tenait un peu à l'écart le regard vaguement lointain. Elle était d'une grâce indéfinissable. Je me suis approché timidement. Elle a tendu sa main. Je l'ai saisie. J'ai dit :
- "Salut, moi c'est Roman."
Elle a juste répondu : -Anna".
Je me suis arrêté sous un immense tilleul et j'ai pris quelques secondes pour observer la scène de loin. Tous ces corps agités, désordonnés, délabrés ou déjà usés. La drogue, l'alcool, la musique. Les sourires de façade.
Tous ces mots, toutes ces envies, différentes mais réunies, toutes ces promesses évanouies à peine prononcées. Le sexe à venir. Les regrets, incertains mais pourtant si proches. Le pouvoir et l'argent.
Pages 199-200, Rivages, 2020.
Ana s'est jetée tout habillée sur le lit et endormie presque instantanément. Je l'ai regardée longtemps, jusqu'à ce que sa respiration s'apaise, scrutant chaque parcelle de son corps, imprimant chaque détail de sa peau, de ses lèvres, de ses cheveux. Je voulais la capturer mentalement pour ne plus jamais la laisser s'échapper de mon esprit, graver durablement cette image de plénitude, de calme et de bonheur, d'amour et d'insouciance réunis, emprisonner pour toujours cette insolente beauté, cette grâce fragile de ces jours heureux, immortaliser comme je pouvais ces instants précaires et indistincts, flous et bordéliques, qui nous menaient droit vers l'âge adulte, vers les choix sans retour, les décisions importantes, les renoncements et les constats d'échec, les défaites, les coups durs, les compromis et la raison qu'il faudrait désormais hisser haut comme un étendard.
Page 149, Rivages, 2020.
Juste une balle perdue de Joseph D'Anvers
L'école m'a définitivement largué, les profs ont renoncé. Chaque jour, je fais de la figuration. On a passé un accord : je me tiens à carreau et personne ne m'emmerde. J'ai des circonstances atténuantes.
L'école m'a définitivement largué, les profs ont renoncé. Chaque jour, je fais de la figuration. On a passé un accord : je me tiens à carreau et personne ne m'emmerde. J'ai des circonstances atténuantes.
Ils l'ont emmené, il m'a ignoré. J'ai pleuré.
Et la longue pénitence a commencé.
J'ai dit la vérité, toute la vérité, rien que la vérité et à mesure que ma parole se libérait, je prenais conscience du monstre qu'il était. Mais pire encore, je devenais le fils d'un monstre.
J’étais au bout de la terre, au bout du monde.
Au-delà, l’inconnu effrayant, l’étranger invisible.
Les continents exotiques, les contrées imaginaires.
Au-delà, d’autres mondes, d’autres histoires.
Au-delà, les petites vies et les grands destins, les bonnes étoiles et les chagrins.
Dans mes yeux il y avait des mercis, des adieux, des images éternelles, dans mes yeux il y avait ce message pour les autres, Polly, Jeanne, Zelda, Tony, Elias, Heinz et Anton, mes frères d’armes, mes frères tout court, ce message qui leur disait au revoir, ne vous inquiétez pas pour nous, prenez soin de vous, je ne vous oublierai jamais, dans mes yeux il y avait tout ce que j’aurais encore aimé vivre avec eux, tout ce bonheur qu’on avait eu et qui nous avait filé entre les doigts, encore une fois, dans mes yeux il y avait les souvenirs, déjà, et le manque à venir, dans mes yeux il y avait toutes ces choses et tant d’autres, indicibles et secrètes, et l’intime conviction qu’ils les voyaient et nous comprenaient.
Elle s’appelait Ana et j’ai su dès le départ que ça allait merder.
L'ange qui passe a les ailes lourdes ce soir.
Il est 4 h 36 quand le coup part.