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Citations de Juan Carlos Onetti (37)


Dans le balancement de sa coupole noire et luisante, le corbillard gravissait lentement la rue, traîné par un attelage incolore. J'aperçus la croix sombre, le haut-de-forme du cocher et sa petite tête penchée, les chevaux rétifs, d'une couleur scandaleuse, presque des mules en train de tirer une charrue. Ensuite, solidifié par le soleil, brun et doré, suivait mollement le nuage de poussière. Et tout de suite après sa mort, immédiatement après, quand la lumière occupa de nouveau, sans se presser, la région de terre remuée, je les vis, je mesurai leur approche maladive. Je vis les deux petits nuages indépendants qui s'élevaient en se renouvelant, pour leur donner un fond, sans se rejoindre. Entre-temps, le visage du cocher penché sur le siège surélevé du corbillard, son expression de patience offensée, s'approchait de moi.

A une tombe anonyme
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Si elle sait où se trouve Barcala, je l’aurai attrapé avant la fin de la nuit et je lui sortirai tout ce qu’il a dans le ventre. Rendu là, personne ne m’échappe. Et en plus, il y a cette idée de bateau, à laquelle aucun de ces imbéciles n’aurait jamais pensé. Je ne les ferai pas descendre du bateau pour les emmener au poste. C’est moi qui m’y rendrai et le bateau ira faire une autre petite sortie de plaisance autour de la baie, pendant que l’orchestre jouera la Marche de janvier. En un soir, ils vont me payer tout ce que Barcala a fait cet été. Combien de temps aurai-je attendu cette nuit, toujours convaincu cependant qu’elle viendrait, qu’ils me le paieraient une fois pour toutes ?
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Juan Carlos Onetti
La nuit était aux fenêtres et se taisait,
le vaste monde aurait pu être mis en doute

(Le Chantier)
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Le poète prétendait avoir visité un cimetière dans lequel il avait vu une jolie petite Japonaise accroupie qui agitait, inlassablement, un grand éventail sur la terre d'une tombe. Poussé par la curiosité, mère du savoir et de la poésie, Ki no s'était approché de la jeune fille et, après avoir fait les trois révérences d'usage, s'était risqué à l'interroger. Aussi bien sans avoir eu besoin de recourir aux mots, avec uniquement l'air interrogateur de son visage. La fillette - toutes les jolies femmes traversent les années comme d'éternelles adolescentes - mit un terme au va-et-vient de son poignet, leva les yeux tout en arborant un sourire nippon hésitant et figé. Puis elle dit avec tristesse : "Mon mari m'a fait jurer, sur son lit de mort, de lui rester fidèle tant que la terre de sa tombe serait humide. Et l'automne a été si pluvieux !"
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Voilà la nuit. Je vais m'étendre sur le lit, le corps refroidi, mort de fatigue, espérant pouvoir m'endormir avant que n'arrive le matin, sans plus aucune force pour attendre le corps humide de la jeune fille dans la vieille cabane en rondins.
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Nous ne parlons jamais. Tout doucement sans cesser de la regarder, je m'assieds sur le bord du lit et fixe mes yeux sur le triangle noir où brille encore la tempête. C'est exactement à ce moment-là que commence l'histoire.
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Ils vivaient aux Casuarines, exilés de Santa Maria et du monde. Mais certains jours, une ou deux fois la semaine, ils allaient faire des courses en ville dans l’incertaine Chevrolet de la vieille.
Les plus anciens habitants de Santa Maria pouvaient alors évoquer la brève et lointaine existence du bordel sur la côte, les courses que les filles venaient faire le lundi dans le centre. Malgré les années, les modes et la démographie, les habitants de la ville étaient toujours les mêmes. Timorés et vaniteux, obligés de juger pour se donner confiance, et jugeant toujours par envie ou par peur. Le plus clair à dire sur eux était qu’ils étaient dépourvus de joie et de spontanéité, qu’ils ne pouvaient être que des amis tièdes, des ivrognes agressifs, des femmes qui ne cherchaient que la sécurité et étaient interchangeables comme des jumelles, des hommes frustrés et solitaires. Je parle des Sanmariniens ; peut-être les voyageurs ont-ils aussi constaté que la fraternité humaine est, dans les circonstances défavorables, une vérité décevante et étonnante. (« Histoire du chevalier à la rose et de la vierge enceinte qui venait de Lilliput », traduction Laure Bataillon)
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Dans le temps, des dizaines de personnes avaient dû arrêter leur voiture devant l’épicerie Porfilio Frères, pour sourire aux propriétaires défunts ou à Mario, boire un verre, montrer des échantillons, des catalogues et des listes, vendre du sucre, du riz, du vin et du maïs. Mais maintenant le prince Orsini s’employait, avec des sourires, des bourrades amicales et des excuses attendries, à vendre au Turc une marchandise étrange et difficile : la peur. Alerté par la présence de la femme, averti par son souvenir et son instinct, il se borna à marchander la prudence, à essayer de négocier. (« Jacob et l’autre », traduction Abel Gerschenfeld)
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Cela fait près d’un an que je vois Bob presque tous les jours dans le même café, entouré des mêmes personnes. Quand on nous a présentés l’un à l’autre – maintenant, il s’appelle Robert -, j’ai compris que le passé n’a pas de mesure fixe et qu’hier se confond avec une date vieille de dix ans. Quelques traits flétris du visage d’Inès persistaient encore sur le visage de son frère, et un mouvement de bouche de celui-ci suffit à me faire revoir le corps svelte de la jeune fille, ses pas calmes et désinvoltes, tandis que ses yeux bleus et purs recommençaient à me regarder sous une mèche folle que traversait et retenait un ruban rouge. Absente et perdue pour toujours, elle pouvait demeurer intacte et vivante, définitivement, absolument elle-même. Mais il était difficile de fouiller le visage, les paroles et les expressions de Robert pour retrouver Bob et pouvoir le haïr. Le soir de notre première rencontre j’attendis longtemps le moment où il resterait seul ou bien sortirait, afin de pouvoir lui parler et le frapper. Tranquille et silencieux, épiant par moments son visage ou évoquant Inès sur les vitres brillantes du café, je composai minutieusement les phrases d’insulte que je lui destinais et trouvai le ton flegmatique que je prendrais pour les prononcer, puis je choisis l’endroit de son corps où je frapperais le premier coup. Mais il partit à la nuit tombante en compagnie de ses trois amis, et je décidai d’attendre – comme je l’avais fait plusieurs années auparavant – le soir propice où il se trouverait seul. (« Salut, Bob ! », traduction Claude Couffon)
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« J’ai relu ton poème », dit-il, et il leva son verre crasseux, décoré de fleurs, qui devait servir de verre à dents, ou à tisane. « Et quoi que tu en dises, il n’est pas mauvais. Il y a beaucoup de fumée, veux-tu que j’ouvre la fenêtre ? »
À Santa Maria, quand la nuit tombe, le fleuve disparaît, il recule dans l’ombre comme un tapis qu’on roule. À pas lents, la campagne envahit le paysage par la droite – à cette heure, nous sommes tous tournés vers le nord -, elle nous occupe et occupe le lit du fleuve. La solitude nocturne au-dessus de l’eau, sur les rives, peut nous offrir, sans doute, le souvenir ou le néant ou un avenir décidé. La nuit de la plaine qui peu à peu s’étend, irrésistible et ponctuelle, ne nous permet, elle, que de nous retrouver nous-mêmes, lucides et au temps présent.
« Ce n’est pas un poème », dis-je avec douceur. Tu fais croire à tes parents que tu travailles et tu t’enfermes avec des revues cochonnes, qui sont à moi, d’ailleurs. Ce n’est pas un poème, c’est l’exposition de l’idée que j’ai eue pour faire un poème, mais je n’y suis pas arrivé.
– Je te dis que c’est bon », répondit Tito, entêté, émouvant, avec un léger coup de poing sur la table.
Quand vient la nuit, nous n’avons plus de fleuve, et les sirènes qui vibrent dans le port se transforment en mugissements de vaches perdues, et les tempêtes sur l’eau résonnent comme un vent parmi les blés, dans les bois rabattus. Que chaque homme demeure seul et se regarde jusqu’à ce qu’il tombe en poussière, sans mémoire et sans lendemain ; un visage sans secrets pour toute l’éternité. (« L’album », traduction Laure Bataillon)
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Presque appuyé sur l’horizon, tout petit, le bac s’était immobilisé. Je remontai vers la ville. J’avais déjà oublié la femme à la valise et je n’éprouvais plus ni amour ni curiosité pour cet appel, cette allusion que je lui avais vu établir dans l’espace qui nous séparait entre le coin du Berna et celui du Liberal. Désespéré, affamé, avalant le goût de phosphore de la pipe, je pensais : « Une mesure arbitraire, approuvée de façon inexplicable par les autorités dont nous dépendons, vient d’autoriser l’entrée de vingt-sept bushels et demi de blé dans le port de Santa Maria. Avec la même indépendance de vues qui nous a poussés à applaudir l’oeuvre réalisée par le nouveau conseil, nous nous sentons cette fois dans l’obligation d’élever une voix réprobatrice mais au-dessus de tout soupçon. »
De L’Italie Nouvelle, j’appelai maman pour lui dire que je mangerais en ville afin d’arriver à l’heure au lycée. J’étais sûr que la femme avait été repoussée ou dissoute par la sottise de Santa Maria, très exactement symbolisée par les articles de mon père. « Un véritable affront, nous n’hésitons pas à le dire, infligé par ces messieurs les conseillers aux travailleurs austères et dévoués des communes avoisinantes qui ont fécondé de leur sueur, génération après génération, la richesse enviable dont nous disposons. »
À la sortie du cours, Tito voulut aller prendre un vermouth à l’Universal (pas au Plaza de peur d’y rencontrer son père) et me faire croire à une histoire d’amour avec sa petite cousine, la maîtresse d’école ; il insista sur des détails plausibles, répondit habilement à mes questions ; il était clair qu’il avait préparé sa confidence de longue main. Je pris un air grave, je pris un air triste, je m’indignai :
« Écoute, lui dis-je en cherchant implacablement son regard, il faut que tu l’épouses. Impossible de faire autrement ; même si elle ne veut pas. Si ce que tu m’as raconté est vrai, il faut te marier ; envers et contre tout ; même si la pauvre fille a les chevilles grosses comme ses cuisses et même si elle fronce la bouche comme une vieille. »
Tito se mit à sourire et à secouer la tête ; il allait me dire que c’était une blague quand je me levai et le fis rougir de peur, de doute.
« Je ne veux ni ne peux plus te voir tant que tu n’es pas fiancé. Et paie les consommations, c’est toi qui as invité. »
Une fois seul, je n’eus de repentir que le temps de faire trois pas, le temps de traverser le trottoir du café en cachant les cahiers et le livre d’anglais dans la poche de mon imperméable. Grassouillet, rose, vaniteux, servile, les yeux mouillés peut-être à présent, idiot, mon ami. Le temps était toujours humide, tiède aux ouvertures des carrefours, indécis à l’ombre des patios, chaud au bout de cent mètres à pied. Tout en descendant vers le port, je me sentis heureux, en dépit de toute ma volonté, et je me mis à fredonner la marche innommable qui couronne les retraites sur la place, je décelai une odeur de jasmin dans l’air, je me souvins d’un été, très ancien déjà, où les jardins avaient lancé des tonnes de jasmin sur la ville et je découvris, m’arrêtant à demi, que j’avais déjà un passé. (« L’album », traduction Laure Bataillon)
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Malgré les années, les modes et la démographie, les habitants de la ville étaient toujours les mêmes. Timorés et vaniteux, obligés de juger pour se donner confiance, et jugeant toujours par envie ou par peur. Le plus clair à dire sur eux était qu'ils étaient dépourvus de joie et de spontanéité, qu'ils ne pouvaient être que des amis tièdes, des ivrognes agressifs, des femmes qui ne cherchaient que la sécurité et étaient interchangeables comme des jumelles, des hommes frustrés et solitaires. Je parle des Sanmariniens; peut-être les voyageurs ont-ils aussi constaté que la fraternité humaine est, dans les circonstances défavorables, une vérité décevante et étonnante
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il s'installa dans son bureau et s'en fut en ligne droite regarder le morceau de vitre que n'arrivait pas à couvrir le rideau de la fenêtre, reconnaissant d'avoir retrouvé le sens langoureux de la nuit, à nouveau sûr de lui et calme, regardant le morceau de ciel noir devant lequel il avait souffert pour Béatrice, pensant maintenant que, quand tout serait fini, à n'importe quelle heure, le lendemain, il pourrait retourner chez lui, monter sans bruit les marches et la retrouver endormie ou éveillée et récupérer d'un geste de la main le temps perdu, ou tout perdre pour toujours et se libérer de l'inévitable tourbillon où elle nageait, avec la flamme tremblotante de la bougie, le visage de l'image, l'inquiétude des chiots dans le panier et l'air chargé de culpabilité et de haine du passé qui l'effondrait sans force dans le fauteuil.
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Morasan s’amusa à regarder les bagues sur ses doigts, puis il secoua la tête d’un air désabusé en pensant à la bande de pédés qui dirigeaient le mouvement dans la ville, songeant qu’il devait lutter contre eux, contre leur imbécillité, pour que les choses ne se gâtent pas, et songeant que hier seulement il avait obtenu ce qu’il avait demandé depuis un mois, depuis ce matin où il était allé voir le chef dans un endroit dont il ne se souvenait pas parce qu’il avait reçu l’ordre de l’oublier, et cela un autre mois après avoir dû se battre pour traverser la muraille de pédés et d’imbéciles qui entourait le chef ; et debout, tournant le dos à la fenêtre, regardant la lumière du jour dans le visage fatigué du petit homme en uniforme, qui acquiesçait de la tête depuis le fauteuil du bureau, il avait expliqué qu’il était nécessaire que la police laissât les mains libres à la police du chef ; le chef avait dit oui, et lui, Morasan, avait répété deux fois dans la conversation, une fois d’un ton doux et l’autre fois de sorte que tout le monde entendît, que son on n’obtenait pas cela, il ne pourrait être responsable de quoi que ce fût dans la ville.
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Ils se turent pendant qu’on ouvrait la porte et que des voix et des pas défilaient derrière eux. Ils burent un autre verre en silence et jetèrent les pièces de monnaie sur le comptoir.
– Une table se libère, dit Martins. Attends un moment et viens m’y rejoindre. Nous y serons mieux.
Ossorio le laissa s’installer puis s’approcha, demandant à voix haute la permission de s’asseoir. Martins haussa les épaules sans répondre. Aussitôt il dit : – Quelle est cette histoire de bateaux de réfugiés ?
Il ne pouvait lui parler ainsi sans le regarder, sans verre pour se dissimuler. Il commanda plus de vin ; il sentait maintenant qu’il n’allait pas partir, que tout était perdu, qu’à l’aube ils le tueraient.
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Prologue à la première édition : En 1942, lorsque ce roman fut écrit, des gens, en plusieurs endroits du monde, défendaient avec leur corps certaines convictions de l’auteur. L’idée que seuls ces gens participaient réellement à un destin considérable était triste et humiliante. Ce livre est issu du besoin – satisfait de façon mesquine et non compromettante – de partager les douleurs, les angoisses et l’héroïsme des autres. C’est, par conséquent, une tentative cynique de libération.
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Weiss avait dit au téléphone :
– Il paraît qu’il y a un billet pour vous. Rien de sûr. Un garçon d’en haut, il sait qui vous êtes. Au First and Last, vous connaissez ? D’accord, ce soir à neuf heures. Bonne chance, c’est tout. Envoyez-nous des cartes postales, vous savez, celles avec vue sur une baie, qui disent « Les beautés du monde ». Au revoir.
Ossorio se mit à regarder le ciel, où il ne voyait que les étoiles. Aucun bruit ne se faisait entendre au loin, sinon la musique dans les cafés et les phrases entremêlées, avec les rires parfaitement placés au milieu, qui sortaient un moment à la rue quand les portes s’ouvraient. Il n’y avait rien dans le ciel, aucune lumière à part les étoiles, aucun mouvement à part les nuages ronds, petits, trottant lentement devant la lune. Il tâta la liasse de billets dans sa poche et alla directement de la bordure du trottoir à la fenêtre éclairée, séparée de la rue par des barreaux en croix. Il y avait une femme dans une lumière jaunâtre, devant une commode surmontée d’une glace. Le bras, relevé vers la coiffure, laissait voir une épaule forte, ainsi que le duvet qui brillait tout au creux de l’aisselle. Le reste du corps était à demi nu et fragile sous les ombres et les muscles ronds de la grosse épaule dressée. À travers la vitre de la fenêtre, Ossorio crut un moment qu’il voyait le parfum du buste presque nu.
Le lampadaire du coin de la rue était accroché quelques mètres plus bas ; la petite cheminée du vendeur de cacahouètes siffla deux fois, laissant échapper une brume fugitive contre le lampadaire. L’enseigne sur la porte du bar disait « The First and Last », et la porte était double, à ressort, sans cesse poussée, laissant voir le mouvement de têtes isolées et de jambes sans corps. Le First and Last, c’était là. « Et les hommes furent condamnés à chercher des aiguilles dans des bottes de foin », pensa-t-il.
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