Laura Lippman

Ma maman est persuadée que quand on sort un morceau de fromage pour attirer une souris, il faut le rendre au moins un peu appétissant. Retirer la moisissure, ou le placer dans le piège de façon à cacher la moisissure. Il fallait que je sois belle et que j'aie l'air totalement insouciante...

Alors je me répète : est-ce qu'on manque vraiment quand personne ne remarque votre absence ?

La modestie, c'est pour les gens qui n'ont pas la chance de posséder des choses qui rendent les gens envieux.

Je crois que personne ne vit assez vieux pour imaginer avec précision la décennie qui va suivre. Vous venez d'avoir trente ans et vous croyez que vous savez à quoi va ressembler votre quarantaine, mais en fait non, et puis la cinquantaine arrive, et alors, qu'est-ce que la quarantaine était bien.

Dans sa robe noire, avec ses gants noir et ses talons rétros, elle ressemble à Joan Crawford ou Bette Davis. Elle a l'impression d'être comme elles. En plus fragile. Parce que quand on est raiment dur, en se brisant, on se casse en mille morceaux.

La femme dégage une odeur presque littérale, mais il ne s'agit pas de parfum. Elle sent le mois de juin lui-même, à son meilleur, chaud, sauvage, plein de promesses. Elle rappelle à Sue les minuscules fraises qu'elle trouvait sur la colline près de chez elle, ces fruits dont elle ne savait jamais si c'était dangereux de les manger.

J’ai quarante-huit ans actuellement et je ne vais pas faire semblant de savoir à quoi mes soixante-dix ans vont ressembler, à part pour la déception. Parce que jusque-là, chaque décennie m’a apporté moins que ce que j’espérais ; alors pourquoi la suivante devrait être différente ?

J’ai l’habitude d’être tranquille, de parler au téléphone sans qu’on m’entende. Je l’envoie chercher un café, ce qui prend, allez, peut-être dix minutes en tout dans la journée. Je finis par lui donner le courrier, et lui dire de l’examiner. Je dis : “Ça me donnera d’autant plus de temps pour peaufiner ma prose immortelle.” Elle rit. C’est le genre de femme qui rit aux blagues des hommes, même quand elles ne sont pas drôles.

On peut se soûler à mort dans un coin de la salle de rédaction, c’est ce que Ned Brown est en train de faire au moment où je vous parle. Ça, c’est admis. Mais si je me pointe un jour sans pantalon, c’est la porte direct. Heureusement, c’est dur de faire une grosse bourde en dirigeant le Courrier des lecteurs. Même un singe en serait capable. À condition de ne pas devenir sénile.

Plutôt me crever les yeux que d’écrire ces merdes sentimentales. Ils m’ont donné le Courrier des lecteurs et un bon relecteur, tout en vérifiant occasionnellement mon haleine en douce (enfin, quand je dis en douce…).
Si seulement il y avait un truc à renifler. Je préférerais avoir du gin ou de la vodka sur les lèvres. Mais il faut croire que quand le cerveau se barre en couille, sa pourriture ne sent rien.

On est un journal du soir. Le délai limite pour la parution en kiosque, c’était quatorze heures. On déposait son papier, on laissait la rédaction bidouiller, on livrait bataille, et puis on allait déjeuner. J’aime aller chez Connolly’s, quasiment sur le trottoir en face. Ils font un sandwich au poisson très correct.

Comme j’ai déjà dit, je ne suis pas aussi intelligent que maman. Cette dame, elle s’est servie de moi. Une jolie dame a mis sa photo dans une lettre, en disant qu’on avait quelque chose en commun, que j’étais la dernière personne à avoir vu Tessie Fine en vie et qu’elle était la première personne à l’avoir vue morte, et que ça nous faisait un lien.

Elle aurait pu faire tout ce qu’elle aurait voulu, si elle avait été un homme. Au lieu de quoi elle a épousé un homme pas à la hauteur, un branleur qui est parti quand j’étais petit. Enfin bref c’est une autre raison, je crois, qui fait que j’ai écrit à la dame qui m’a écrit. Je voulais montrer que j’étais pas débile. Et puis c’était rien qu’une dame qui m’écrivait. Je ne savais pas qu’elle montrerait ma lettre.

Elle est du genre nerveux. Elle doit prendre ses pilules. Elle a eu une vie dure, avec mon père qui est parti et un gosse comme moi à élever toute seule. J’étais pas bon à grand-chose. J’aimerais bien pouvoir vous dire que j’aimais mon boulot au magasin, que j’étais le genre de type qui aime les poissons et les serpents, parce que ça ressemble à ce qu’un type malin dirait. Mais j’étais un type qui avait besoin d’un boulot. Le propriétaire du magasin avait besoin de quelqu’un qui pouvait travailler le samedi parce que ça marchait bien le samedi. Y a pas que des Juifs qui achètent des poissons et des serpents, il a dit. Je vais faire faillite si j’ouvre pas le samedi. Et tout le monde saura que t’es pas un Juif.

Elle voulait être quelqu’un qui compte. Elle voulait que le monde soit différent parce qu’elle y était née. Être la mère de Seth ne suffisait pas. Il aurait beau devenir le premier président juif des États-Unis, ou un médecin qui trouverait le traitement contre le cancer, sa réussite ne comblerait pas ce manque terrible.

Son rêve, c’était de ressembler à un code secret, avait fini par comprendre Maddie. Il allait disparaître de sa vie aussi vite et brutalement qu’il y était apparu.

Guider une petite main dans son pantalon, demander juste une ou deux caresses. Tessie Fine, qui possédait sang-froid et confiance en elle, avait dû résister quand il avait essayé avec elle. Mais jusque-là, ils n’avaient pas encore réussi à trouver un autre enfant qui avait visité le sous-sol et la preuve qu’ils avaient ne leur permettrait pas de demander la peine de mort.

En fin de compte, toute l’histoire avait semblé étrangement décevante, tellement “claire et nette”. Une petite fille entre dans un magasin et tape du pied, et un homme “craque”, purement et simplement. Ferdie avait dit à Maddie que les enquêteurs ne croyaient pas la version des faits du type, il n’avait pas pu craquer, frapper quelqu’un sur le côté du crâne, avant d’avoir la présence d’esprit de traîner la victime au sous-sol pour finir le boulot en lui brisant le cou. Ils croyaient que l’homme avait – quel était le mot que Ferdie avait utilisé ? – “des inclinations”.
Maddie sourit à ce souvenir. Ferdie aimait les grands mots, même s’il ne les utilisait pas toujours avec précision. Mais dans ce cas précis, il n’était pas loin de la vérité, même si le mot sonnait trop raffiné pour un acte aussi atroce. La police ne pensait pas que Stephen Corwin avait déjà commis un meurtre avant, mais ils soupçonnaient qu’il avait déjà commis des attouchements sur d’autres enfants.

La liberté lui donnait le vertige, la paralysait. Les gens utilisaient l’expression “comme un gosse dans un magasin de bonbons” pour désigner la recherche effrénée du plaisir, mais Maddie devinait que la plupart des enfants, après s’être initialement gavés de leurs friandises préférées, ne sauraient pas quoi faire ensuite. Devraient-ils se concentrer sur la quantité ou la qualité ?

Si j’avais pu me dire que j’avais le luxe de choisir des hommes uniquement pour le plaisir, je l’aurais envisagé. Je parie que ça t’a jamais traversé l’esprit, pas vrai, Maddie Schwartz ? Choisir les hommes avec qui on couche uniquement en fonction de son propre plaisir, voilà ce qui rend une femme vraiment riche.