Citations de Laurence Couquiaud (23)
Callum lit dans ses yeux une nostalgie presque douloureuse. Un manque intense. Quelque chose d'arraché, un renoncement ou une perte.
On fait des choix à un moment en fonction d'une équation complexe, la plus complexe que je connaisse et qu'on ne peut formuler parce qu'il n'existe pas de factorisation de l'enfance, de racines carrées de l'estime de soi, d'algorithme des blessures de la vie et des expériences amoureuses, ou un coefficient de désir de sécurité.
Ce n’est pas l’absence qui ronge, c’est l’incertitude. Regardez autour de vous tous ces gens qui cherchent leur famille, qui oscillent entre espoir et désespoir. L’affirmation de la mort vient parfois comme une délivrance pour eux, ils peuvent commencer leur deuil. Pour ceux qui retrouvent des vivants, chaque jour à venir sera une fête.
Du temps où la Yougoslavie de mon enfance se démembrait en anciennes régions gommées par Tito, où se déchiraient les villages autour d'un pont, où chrétiens et musulmans, autrefois voisins, parfois cousins, s'entretuaient. Où la belle Sarajevo n'était plus que lèpre d'éclats d'obus et refuge pour snipers embusqués. Je me suis offert un baptême du feu à bourlinguer sur les routes pilonnées de Bosnie, de Croatie. J'ai survécu au siège de Dubrovnik. Ce feu m'a dévorée de l'intérieur en brûlant mes rétines de tant d'horreurs et de misère imprimées sur des kilomètres de pellicules. En quelques semaines, il a consumé mon innocence, mes velléités de renommée, changé à jamais mon regard. Je n'ai plus depuis lors pris une seule photo montrant la mort, la guerre, la destruction. Je suis devenue photographe du beau et de la créativité. De l'étonnement à l'émerveillement. Je veux admirer le monde, rendre témoignage des modes de vie, de l'art, de l'inventivité des hommes.
Les chemins de traverse peuvent aussi conduire à la bonne destination. Aie confiance, lâche prise.
Les maires des villes et villages frappés dénoncent les procédures, l’incapacité des administrations à parer à l’urgence, à écarter des tracasseries de règlements pour activer les aides. Il faut pouvoir improviser. Or, l’improvisation, qui chamboule la hiérarchie, l’ordre établi, est haïe des Japonais. C’est l’esthétique même de l’organisation qui est alors compromise. C’est là que réside leur limite, anéantissant l’efficacité de la réponse à une crise majeure.
"En vérité, nous soupçonnons parfois notre mémoire d'enchanter faussement le passé, alors qu'elle est fidèle à ce qui fut, et que seules sont trompeuses les mélancolies qui nous font douter d'elle."
Henri Gougaud
Je ne crois pas qu’au soir de sa vie se retourner sur son parcours et les êtres croisés puisse être néfaste à l’adieu. Le chemin parcouru nous forge et les rencontres sont tantôt ses écueils tantôt ses balises lumineuses, des voies sans issue autant que des boussoles.
Un rescapé m’a dit ce soir : la nature donne, elle nous nourrit, mais nous ne sommes pas reconnaissants, alors elle reprend.
Tu es libre de choisir la colère et la rébellion contre l'injustice. C'est le choix que font la plupart des gens. Mais elles ne guérissent rien. Alors que choisir d'aimer, c'est, comme l'a dit u, ami prêtre "lutter contre la pesanteur pour se faire transparent à la grâce" !
La première chose que je fais, au lieu de boire ou de ramasser les débris de vaisselle qui pourraient lacérer mes pieds nus, est de porter l'appareil à mon œil, cadrer et fixer dans sa mémoire électronique le résultat de ces quelques instants de chaos. Cela me calme, comme toujours.
La photo comme thérapie. Une barrière entre la réalité et moi, le réel voilé par l'objectif.
Le séisme dure et s'intensifie. J'entends des cris depuis les appartements voisins, des bruits de verre brisé. L'angoisse gagne du terrain. Elle s'insinue en moi, malgré une certaine habitude. Cette inéluctabilité fataliste si présente dans le stoïcisme japonais s'oublie vite lorsque le namazu, le poisson-chat souterrain sur l'échine duquel repose l'archipel, se réveille. La douceur du sol français désapprend la crainte sournoise et amplifie la peur lorsque les éléments se déchaînent.
Les murs craquent comme des arbres en pleine tempête. Chaque matériau se plaint dans sa langue, micro-déchirements aigus et crissant des papiers muraux, gémissements secs et nasillards des poutres comme sur un navire drossé par les vagues, cliquetis des couverts, tintements cristallins des verres, grincements des charnières, clapots sourds et mats des livres qui ont un peu de place, froissements rêches entre ceux qui n'en ont pas. Dans un crescendo digne du Boléro, chaque voix rejoint le chœur dans une mélopée effrayante. C'est la longue complainte de la terre malmenée.
Les années atténuent la peur et distillent l'oubli.
Ils vont vers l'inconnu où personne ne les attend.
L'exil n'a rien d'un voyage d'aventure.
Ils sont fébriles, angoissés et excités, pressés d'en finir et dévastés à l'idée d'arracher de leurs semelles d'exilés les dernières traces de la terre de chez eux.
Il en aurait bien besoin, le monde, d'être colorié de nuances vives et gaies.
Chaque fois que j'écris mon prénom en japonais, je trace l'idéogramme de la neige. Comment ne pouvait-elle pas devenir mon alliée, ma sœur ? Pourtant, je n'aime pas le froid, mais elle me console de celui qu'elle apporte. J'aime l'odeur pâle qui l'accompagne. Elle dilue les ombres, épanouit les gris. Et lorsque le soleil l'attaque pour la faire fondre, elle scintille comme mille gemmes précieuses dans un dernier éclat avant l'agonie. En tombant, elle feutre l'air, les sons s'éteignent, perdus dans les méandres d'air prisonnier. En glissant sur les toits ou lorsque le pas s'enfonce, elle crisse de menus chants craquants et secs.
Le séisme et le tsunami ont provoqué hier une catastrophe magistrale, terrible. Mais pourtant pas inédite. Les événements sont circonscrits.
Une autre tragédie, plus sournoise, plus humaine, plus horrible par ses conséquences mortifères, se déploie non loin par épisode pour s'inscrire, elle, dans une durée indéfinie.
La terre se déchire sans cesse, vibrant de mille maux.
Je m'endors pour de bon aux petites heures du jour, épuisée, vidée. Mon sommeil est entrecoupé de cauchemars. Je cours sans relâche poursuivie par la langue infâme, je tente de grimper, me retourne sans cesse, mais mes jambes sont de plomb, mes mains griffent la terre et glissent. Une réplique un peu plus violente me fait relever la tête, hébétée, en sueur. Je suis encore habillée, la bouche pâteuse de trop de café. L'écran muet diffuse d'autres images inédites, toujours plus terrifiantes.
Les autorités japonaises ont demandé aux médias internationaux de faire preuve de retenue, de ne pas diffuser d'images choquantes. Certains s'y conforment, d'autres pas, ou tard. Je pense à mes parents, à mon fils, qui regardent les mêmes images de l'autre côté du monde avec la même consternation et sans doute ce sentiment d'impuissance et de culpabilité de ceux qui sont en sécurité. Maman doit penser à sa mère. Comment au vu de telles images, imaginer qu'elle puisse en réchapper, elle qui ne peut pas fuir?