Les trois vies de l'homme qui n'existait pas de
Laurent Grima
— Numéro quarante-trois, guichet B !
Plusieurs hommes attendaient là, les yeux dans le vague, répondant aux appels avec discipline comme les clients du rayon boucherie de l'hypermarché que j'avais visité avec Vanessa.
La comparaison se tenait : chacun d'eux avait un beau rôti rose et dodu de deux ou trois kilos à déclarer !
— Numéro quarante-quatre, guichet C !
Certains de ces heureux papas faisaient défiler sur leur téléphone, un sourire béat aux lèvres, les photos de leur progéniture. Mon téléphone à moi ne disposait que de la fonction réveil. Un peu court pour graver la bouille de mon fils autre part que dans ma tête !
La rencontre avait été unique. Au-delà des espérances et des projections. Une boule d'amour et de tendresse avait explosé dans mon ventre dès lors que j'avais croisé le regard de myope de ce petit bout de moi qui venait pourtant prendre toute la place.
Je ne m'en plaignais pas. Tout m'émouvait en lui. De la finesse de ses cheveux épars, à la douceur de ses joues rondes et chaudes, jusqu'aux mini-chipolatas qui composaient ses orteils. Encore quelque chose qui se mangeait ! Pas étonnant, j'avais de fréquentes envies de dévorer mon Tino. Je me découvrais même une nouvelle mission sur cette terre : recouvrir de ma bave en plusieurs couches le moindre centimètre carré de la peau encore duveteuse du plus beau cadeau que m'avait fait la vie.
— Numéro quarante-cinq, guichet A !
C'était mon tour. J'approchai d'un pas hésitant vers le guichet où m'attendait une fonctionnaire qui aurait pu tout aussi bien enregistrer des décès, tant elle semblait étrangère au bonheur qui nous animait moi et mes compagnons d'attente.
— Bonjour monsieur, asseyez-vous.
Je m'exécutai.
— Bonjour, je viens reconnaître mon enfant né il y a trois jours.
— Vous avez les papiers de la maternité ?
Je lui tendis le seul document que je possédai, qu'elle regarda soupçonneuse comme si c'était le tract d'un marabout. Elle reposa l'attestation et se remit au clavier de son ordinateur.
— Bon... Votre Carte d'Identité s'il vous plaît...
— Justement, je n'en ai pas...
— Votre passeport... glissa-t-elle sans quitter son écran des yeux.
— Je n'en ai pas non plus.
Elle me regarda à nouveau avec le regard du professeur qui surprend un élève en faute.
— Vous avez bien un permis de conduire ?
— Rien de tout ça...
— Vous vous moquez de moi ? Vous avez bien un prénom et un nom comme tout le monde ?
— Des prénoms, j'en ai trois. Enfin mon père m'en donnait trois en fonction de ses humeurs : Antoine, Tino ou Günther... Mais à choisir, je préfère Tino. D'ailleurs, vous avez pu le voir, mon fils s'appelle Tino Jr !
La mégère donnait l'impression d'avoir été demandée en mariage par un pygmée tout juste sorti de sa forêt.
— Et... pour votre nom ?
— C'est plus simple. Je n'en ai pas. Enfin, je n'en ai pas... J'en ai un, mais pour des raisons qui m'appartiennent, je préfère y renoncer !
Elle se décomposait. La demande en mariage devait carrément provenir d'un extra-terrestre, du genre avec six yeux et quinze oreilles !
— Et votre mère ? dit-elle d'une voix étranglée.
— Je ne l'ai jamais connue. Et j'ignore même à quoi elle ressemblait !
— Votre père alors ?
— Ah oui, ça un père, j'en ai eu un. J'ai même vécu avec. Mais il n'avait ni nom ni prénom. Enfin, il en avait, mais il n'en voulait plus...
La femme avait pris dix ans en cinq minutes. À compter les secondes la séparant de la retraite.
— Dites-moi alors le nom et le prénom de votre père avant qu'il ne se fâche avec, m'implora-t-elle presque des larmes dans la voix.
— Milovic. Il s'appelait Siniša Milovic...
— Il n'était pas français donc ?
— Non, croate.
— Et si vous dites « il était », c'est qu'il est décédé n'est-ce pas ?
— Oui... L'été dernier.
— Très bien... lâcha-t-elle de manière presque indécente, reprenant le contrôle du bout des doigts... Vous avez l'avis de décès ?
— Non. C'est quoi ?
Elle ouvrit la bouteille d'eau minérale à ses côtés et s'en servit un verre.
Elle trouva dans ce verre d'eau un peu de cette force qui lui manquait subitement.
— Résumons-nous : vous êtes né d'une mère que vous ne connaissez pas et d'un père croate mort qui n'aimait plus son nom, c'est ça ? Êtes-vous né en France au moins ?
— Je crois. Il semble même que ma mère soit française. Mais je ne parierai pas dessus.
— Avec tout ça, j'imagine que vous n'avez même pas été déclaré à l'État Civil ?
— Cela aurait été compliqué !
— Vous savez que c'est passible de six mois de prison et de trois mille sept cent cinquante euros d'amende ? !
— Retrouvez ma mère pour le lui dire. Quant à mon père, là où il est...
— Je ne crois pas que vous saisissez la gravité de ce que vous me dites !
Je m'agaçai.
— Disons qu'à l'échelle des désastres produits par l'homme, il n'y a pas de quoi tondre mémé ! (Même si la mienne le méritait sans doute !)
— Mais dans ce pays, il y a un cadre ! Il y a des lois ! Si tout le monde faisait comme cela, ce serait très vite l'anarchie !
— Mais dans ce pays, il y a aussi des gens qui dorment dans les rues, m'emportai-je, des gamins qui vendent de la drogue, des vieux qui crèvent autant de vieillesse que de solitude, des hommes qui triment comme des chiens pour gagner des miettes, des pédophiles, des cyniques qui s'engraissent grâce aux armes, aux poisons qu'on met dans la terre ou au chômage qu'on met dans les vies. Dans ce pays, comme partout, il y a des rêves qu'on tue dans les yeux des gens... Moi je ne demande qu'un nom. Je ne demande qu'un nom à donner à mon fils pour lui dire que je l'aime, que je suis son père, et que nous trois avec sa mère, on pourra changer tout ça ! ...
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