Son pouce sur ma joue décrivait un petit mouvement rassurant. Elle déposait un nouveau baiser sur mon nez quand je perdis patience. Je me servis de mon appui sur sa nuque pour la ramener contre moi et l’embrasser de mon propre chef. Tant pis pour les conséquences. Si je ratais cette opportunité, j’étais certaine de le regretter pour le reste de ma vie. À mon contact, Alexis laissa échapper un petit soupir. Un autre suivit quand la réserve du départ se mua en quelque chose de beaucoup plus intense.

— Concentrons-nous sur votre tome six. Il est déjà 11 h 20 et j’aimerais assez pouvoir rentrer chez moi avant la tombée de la nuit.
— Impossible de me concentrer, pas avec de telles interrogations en tête.
— Vous cherchez juste à gagner du temps pour ne pas travailler.
— Moi ? C’est bien mal me connaître.
Son air innocent ne me trompait pas le moins du monde. Je pressentais que la journée allait être longue, voire interminable.
— Je vous propose un marché. Vous répondez à mes questions et en échange, je m’engage à lire vos notes.
— Je ne suis pas là pour vous divertir. Mes goûts et autres informations personnelles ne vous concernent pas le moins du monde.
— Au contraire, mieux je vous connaîtrai, plus je serai à même de répondre à vos exigences.
— Ce ne sont pas mes exigences, mais les exigences de la maison d’édition et de vos lecteurs. Ils attendent de vous quelque chose qui les fasse rêver, fantasmer, quelque chose qui les incitera à tourner les pages les unes après les autres avec empressement.
Au départ très fière de mon discours, je me décomposai en la voyant balayer mes arguments d’un geste de la main.
— Les lecteurs ne sont jamais satisfaits. Ils ont tous des attentes différentes et passent leur temps à se plaindre. Ils ne m’intéressent pas et il y a bien longtemps que j’ai arrêté d’écrire en pensant à eux comme source de motivation.
— Ce n’est pas très gentil.
— Sans doute parce que je ne suis pas très gentille.

— Mettons-nous au travail. J’ai parcouru vos premiers chapitres et ils sont très mauvais. Il faut tout reprendre.
Rapidement, je me débarrassai de ma sacoche et ôtai mon manteau. En dessous je portais un pull à col rond kaki associé à un pantalon trois-quarts noir. Mon collier en argent surmonté d’un pendentif en forme d’infini, cadeau de Lucas pour mes dix-huit ans, était mon seul accessoire. Comme pour me donner du courage, je l’attrapai entre deux doigts et poursuivis mon discours.
— La nouvelle conquête de l’héroïne est totalement inintéressante. On devine le mystère qui l’entoure dès le chapitre 3 et… vous m’écoutez, au moins ?
Arrêtée net dans mon élan par le bruit épouvantable produit par son percolateur, je me tournai vers elle pour lui lancer un regard empli de reproches.
— J’ai décroché à « mauvais ».
— Vous êtes…
— Très sensible, oui, répéta-t-elle. Un café était essentiel pour me remettre du choc.
Du mieux possible, je masquai mon énervement. Si j’avais le malheur de lui montrer que son attitude me touchait, elle réitérerait encore et encore, sans jamais se lasser.
— Peut-être que si vous n’aviez pas fait la morte la semaine passée et filé en douce hier, j’aurais été en mesure de ménager votre sensibilité. À présent, je n’ai plus le temps de prendre des pincettes et c’est entièrement votre faute.

— Ça suffit, je ne suis pas là pour rigoler. Je suis votre nouvelle assistante d’édition et nous avions rendez-vous aujourd’hui.
— Nous n’avions pas rendez-vous, répondit-elle calmement.
— Bien sûr que si ! Vous m’avez indiqué revenir lundi et nous sommes lundi.
— Mon avion a en effet atterri il y a une heure. Cependant, comme vous l’avez justement fait remarquer, il s’agissait d’une indication, pas d’une invitation. Aujourd’hui, je n’ai pas la tête à écrire, alors rentrez chez vous.
— Non.
— Non ? répéta-t-elle, intriguée.
— Vous vous êtes assez amusée. Une journée de repos supplémentaire est un luxe que vous ne pouvez pas vous permettre. Donc, je vais rester et nous allons nous mettre au travail.
Bras croisés sous la poitrine, je la défiai du regard. Être aussi intransigeante ne me ressemblait pas vraiment. En général, j’étais même très conciliante afin d’éviter que mon interlocuteur ne prenne la mouche. Cette femme avait réussi l’exploit de me faire sortir de mes gonds en moins de deux minutes. Mon but n’était plus du tout d’entretenir de bonnes relations avec elle. Qu’elle me déteste m’importait peu. Une seule chose comptait, qu’elle finisse son roman. Pour arriver à ce but, j’étais prête à me montrer extrêmement pénible et à la harceler autant qu’il le faudrait.
Si tu veux nous nous aimerons avec tes lèvres sans le dire.

— Je viens rendre visite à l’une des résidentes, Sloane Hills. Elle habite au 27e étage.
— Et vous êtes…
— Mia, Mia Park. Nous travaillons ensemble.
Après m’avoir jeté un léger coup d’œil pour m’inspecter de la tête aux pieds, le gardien tapota sur son ordinateur. Malgré ma tenue professionnelle, j’eus soudain l’impression de ne pas cadrer dans le décor. Mes bottines noires et mon manteau en tweed gris n’étaient pas de toute première jeunesse et surtout ne provenaient pas d’une enseigne prestigieuse. Un peu gênée, je lissai ma frange pour la remettre correctement sur le côté et en profitai pour vérifier qu’aucune mèche ne dépassait de mon chignon.
— Vous n’êtes pas sur la liste des visiteurs autorisés, expliqua calmement mon interlocuteur.
— Sûrement un oubli de sa part. Je remplace sa précédente collaboratrice et il s’agit de mon premier jour.
— Je regrette, mais en l’absence d’autorisation, je ne peux pas vous laisser aller plus loin.