Citations de Léon-Gontran Damas (68)
Parce qu’une joue
Parce qu’une joue
en appelle une autre
voici que contre
la mienne
ta joue est là
pour que l’une
et l’autre
en oublient
et pardonnent
toute inutile
violence
pourquoi pas demain
la main dans la main
la main sur le tien
la main sur le mien
la main sur le cœur
de mon coeur qui s'inquiète
et qui déjà redoute
d'avoir un beau jour
à t'attendre en vain
(Graffiti)
DÉSIR D'ENFANT MALADE
d'avoir été
trop tôt sevré du lait pur
de la seule vraie tendresse
j'aurais donné
une pleine vie d'homme
pour te sentir
te sentir près
près de moi
de moi seul
seul
toujours près
de moi seul
toujours belle
comme tu sais
tu sais si bien
l'être toujours
après avoir pleuré
"TOUJOURS CES MOTS
toujours les mêmes
dont il ne semble pas
qu'elle ait encore
jamais jamais
saisi sur l'heure
toute l'inutile cruauté"
Pour Aimé Césaire
J’ai l’impression d’être ridicule
parmi eux complice parmi eux souteneur
parmi eux égorgeur les mains effroyablement rouges
du sang de leur civilisation
Pour Aimé Césaire
J’ai l’impression d’être ridicule
avec les théories qu’ils assaisonnent
au goût de leurs besoins de leurs passions
de leurs instincts ouverts la nuit en forme de paillasson
…
Pour Aimé Césaire
J’ai l’impression d’être ridicule
avec tout ce qu’ils racontent
jusqu’à ce qu’ils vous servent l’après-midi un peu
d’eau chaude
et des gâteaux enrhumés
…
Pour Aimé Césaire
J’ai l’impression d’être ridicule
dans leurs salons dans leurs manières
dans leurs courbettes dans leurs formules
dans leur multiple besoin de singeries
…
Pour Aimé Césaire
J’ai l’impression d’être ridicule
avec mon cou en cheminée d’usine
avec ces maux de tête qui cessent
chaque fois que je salue quelqu’un
…
Pour Aimé Césaire
J’ai l’impression d’être ridicule
avec mes orteils qui ne sont pas faits pour
transpirer du matin jusqu’au soir qui déshabille
avec l’emmaillotage qui m’affaiblit les membres
et enlève à mon corps sa beauté de cache-sexe
…
Pour Aimé Césaire
J’ai l’impression d’être ridicule
dans leurs souliers dans leur smoking
dans leur plastron dans leur faux-col
dans leur monocle dans leur melon
…
AVEC UN RIEN MÊME DE DÉDAIN
dans le regard ouvert de stupeur
la lune
jaune ronde et belle
semble dire à voix basse
En auront-ils bientôt fini les fous
de mitrailler le ciel
de s'en prendre aux étoiles
de tonner sans vergogne
contre ces nuits
où j'eusse aimé
dormir
dormir un seul
et long soûl
d'homme ivre
et
rêver
rêver encore
tout à l'aise encore
d'ELLE
La torche de résine
portée à bras d’homme
ouvrant la marche
dans la nuit du marronnage
n’a jamais cessé
à dire
vrai
d’être
ce flambeau
transmis d’âge en âge
et que chacun
se fit fort de rallumer
en souvenir de tant et tant de souvenirs.
Si souvent mon sentiment de race m’effraie
autant qu’un chien aboyant la nuit
une mort prochaine
quelconque
je me sens prêt à écumer toujours de rage
contre ce qui m’entoure
contre ce qui m’empêche
à jamais d’être
un homme
Et rien
rien ne saurait autant calmer ma haine
qu’une belle mare
de sang
faite
de ces coutelas tranchants
qui mettent à nu
les mornes à rhum
Citez-m’en
citez-m’en un
citez-m’en un
un seul de rêve
qui soit allé
qui soit allé
jusqu’au bout du sien propre
— TU ÉTAlS AU BAR
et moi
— parmi d'autres —
à même la piste enduite
et patinée de steps
de stomps
de Slows
de songs
de sons
de blues
Et de la table où un Blanc à lunettes
s'ennuyait à lire un journal son joumal
je Le regardais boire un Canadian Club
Fasciné peut-être
soudain ton regard
affronta le mien mais de toi ou de moi qui déjà n’étions
qu‘un seul beau désir insatisfait
je ne sais plus lequel
vint alu-devant de l’Autre
alors que l‘orchestre scandait
Esclavo soy
Je ne sais plus lequel
Et ce fut le vertige
Accrochée à tes pas
accrochée à tes yeux
accrochée à ton âme
je me laissais aller
au rythme de ton âme
Trêve de blues
de martèlements de piano
de trompette bouchée
de folie claquant des pieds
à la satisfaction du rythme
Trêve de séances à tant le swing
autour de rings
qu‘énervent
des cris de fauves
Trêve de lâchage
de léchage
de lèche
et
d’une attitude
d'hyperassimilés
Trêve d‘un instant
d’une vie de bon enfant
et de désirs
et de besoins
et d‘égoïsmes
Particuliers
Les jours eux-mêmes
ont pris la forme
des masques africains
indifférents
à toute profanation
de chaux vive
qu’encense
un piano
répétant la rengaine
d’un clair de lune à soupirs
tout format
dans les halliers
gondoles
et cætera
Quand sur le tard
quand sur le tard mes yeux
mes yeux se brideront
Quand sur le tard
quand sur le tard j’aurai
de faux yeux de Chinois
Quand sur le tard
quand sur le tard
tout m’aura laissé
tout m’aura laissé jusqu’à la théorie
jusqu’à la théorie choir
Quand sur le tard
quand sur le tard
suivra la pente
suivra la pente le bâton
qui soutient les vieux corps
M’achèterez-vous
m’achèterez—vous dites
des fleurs
que sais-je
pour qu’au bistrot de l’angle
pour qu’au bistrot de l’angle
j’aille
ranimer l’âtre
d’un grand verre de bordeaux
Retenez bien ceci
je n'étais pas né
que déjà les fauves de tout poil donnant la chasse à l'homme
emplissaient de leurs cris
le néant de mes nuits au néon à naître