http://www.librairiedialogues.fr/
Morgane de la librairie Dialogues nous propose ses coups de c?ur du rayon Voyages : "Les filles bien ne vont pas au Pôle Sud" de Liv Arnesen (Interfolio), "Ailefroide, altitude 3954" de Rochette (Casterman) et "Là où je continuerai d'être" Linda Bortoletto (Le Passeur).
Réalisation : Ronan Loup.
Questions posées par : Delphine le Borgne.
Retrouvez nous aussi sur :
Facebook : https://www.facebook.com/librairie.dialogues/
Twitter : https://twitter.com/dialogues
Instagram : https://www.instagram.com/librairiedialogues/
La peur engourdit notre intelligence, émousse l'esprit et le cœur, facilite l'acceptation de l'autorité et asservit les masses.
Alors pourquoi me plaindre ? Parce que je ne supportais plus cette vie par procuration, où l'on ne pouvait respirer qu'à travers la fenêtre des vacances. C'était l'appât que nous tendait la société au bout de sa canne rigide et inflexible.

L'innocence, c'est avoir un goût enfantin pour les choses. C'est ce qui me donne l'envie d'apprendre une langue, de m'enrouler dans une culture comme dans des draps propres, d'agir par mimétisme quitte à ce qu'on se moque de moi, de tremper les lèvres dans du thé au beurre salé et découvrir que c'est immonde, d'écouter un sage au coin du feu me conter les traditions de son peuple, de m'allonger dans le désert pour renifler le silence des pierres. C'est considérer le monde comme un coffre rempli de trésors dont la clé est la curiosité. C'est reconnaître la richesse ni dans la nouveauté ni dans la multiplicité, mais dans la simplicité d'une rencontre, d'un rire, d'une nuit à la belle étoile, d'une halte au bord d'un ruisseau, du scintillement de l'eau. C'est s'étonner de la vie, se passionner pour les idées, jouer avec les mystères, questionner les réponses, puis aller voir ce qui se cache derrière une frontière, une forêt, derrière l'horizon, derrière le soleil.
Je ne peux pas concevoir une vie qui ne se résume qu'à naître, souffrir plus ou moins, prendre du plaisir plus ou moins, et mourir enfin. La vie est l'aventure de l'âme en ce monde.
Derrière les branches, c'est l'apparition. Je cligne des yeux plusieurs fois, abasourdie. En contrebas, un lac d'un vert extraordinaire, éblouissant, mélange de vert émeraude et de vert turquoise. Un fragment de soie. Il irradie entre les murs sombres de la montagne. Il engloutit la lumière, absorbe la totalité de son spectre à l'exception de cette teinte unique, surréaliste. Jamais je n'ai vu une telle couleur-lumière, ou lumière-couleur, tant ces deux attributs s'enchevêtrent, s'embrassent l'un l'autre. Ce n'est plus un lac. C'est une œuvre. Je pose mon sac, m'assieds dessus, dévore à moi seule le mystère de ce vert enluminé. Il rayonne quelque chose de spirituel. Ca dépasse l'entendement, c'est comme l'infinitude du ciel, du cosmos, comme lorsqu'on pénètre dans une cathédrale et que, croyant ou non, le sacré nous frappe. Je trempe dans l'éternel.
La nature a fait du désert son atelier d'artiste. La roche pour matière, la force érosive du vent et de la pluie pour ciseaux et limes, elle s'installe à la table du temps, sculpte et ne fait plus que sculpter. Plus je marche, plus je m'émerveille. L'émerveillement a-t-il une limite en ces lieux ? Je tourne lentement sur moi-même, avale des yeux tout ce qui m'entoure. Partout, les créations s'élèvent, s'impriment dans ma rétine, me prennent aux tripes. Je chancelle, asphyxiée par tant de beauté.
Se libérer du déterminisme. S'indéterminer. Et devenir. N'est-ce pas ce que le voyage-exil apporte ? A la lumière de la kabbale, ce qui peut paraître comme un dur coup du sort, du destin, se transforme en une mission, un acte de l'esprit à accomplir. Éhyéh acher éhyéh. Être et ne plus être. Pour être à nouveau. Et devenir. Je ne serai véritablement qu'en devenant, sans cesse. Et je le serai d'autant plus en m'exilant de moi-même, en oubliant que je suis.
C'est ma joie qui me fait avancer, plus loin, toujours plus loin sur ce chemin, toujours plus loin dans ma vie. La joie de lutter, donc. La joie est la source féconde de mes décisions, mon bouclier contre la peur, la colère, la haine, mon tremplin vers le courage. Sans joie, la vie serait aussi morose qu'une longue autoroute qui mènerait tout droit vers l'extinction. Quand j'écoute ma joie, j'écoute les tressaillements de mon âme, ses désirs, ses envies.
Pietro se hâte aux côtés de quelques touristes. Leurs smartphones se tendent devant leurs visages, s'intercalent entre l'église et eux, comme des remparts à la réalité. D'un geste du pouce, ils volent des détails, baissent la tête vers les écrans davantage qu'ils ne la lèvent puis, certains d'avoir suffisamment nourri la bête, les rangent au fond de leur poche. Le Royaume des cieux est à eux.
La liberté est un état d'esprit. Bien que libre extérieurement, je pourrais très bien m'emprisonner derrière les barreaux des désirs, des possessions, des croyances ou des illusions, et me spolier de ma propre liberté. Mon assiégeant n'est autre que moi-même. S'il m'arrive parfois de douter, de me lamenter face à des déceptions, des difficultés, ma vie est belle.