Citations de Louis-E. Metan (23)
Je me précipitai à l'édifice en bois. Délabrées, les lames avaient des jointures rongées et peu rassurantes. La structure entière était soutenue par un vieux parapet dont la solidité restait à démontrer.
Je déglutis.
Plus loin, couchée sur le ventre, Suzanne était écroulée en plein milieu du pont et une corde entourait son cou.
Comme si le vent à l'extérieur les soufflait hors du temps, les heures suivantes s'envolèrent, les premières plus légères que les secondes. La maisonnée s'était assoupie. Pourtant, alors que le manoir était englouti dans la nuit et la neige, une ombre se déplaçait à pas feutrés. Une ombre s'occupait d'un corps. Un corps sans vie.
J’avais peur. Trop peur. En partant le matin, je m’étais prise pour une espionne de série télé, mais en réalité, j’étais la godiche à secourir à la fin de l’histoire.
Elle nous avait appris que, lors d’un accouplement de mantes, si la femelle en éprouvait le besoin, elle déchirait la tête du mâle et s’adonnait brutalement au cannibalisme pour se nourrir. L’utilisant ainsi comme ressource, elle échangeait en quelque sorte sa vie contre la sienne.
Nous étions au total quatorze. Quatorze sur les dix-sept de la classe, c’était énorme. Mais la sortie avait été organisée par Sophie. Vu sa popularité, il n’y avait pas de quoi s’étonner.
Une douce brise me chatouilla les joues. Je portai mon regard vers les nuages, mouvant lentement mon bras pour capturer l’air. Il n’avait pas plu de ce côté de la ville et le temps d’automne était agréable.
[…]
Je suivis des yeux la piste de terre qui s’enfonçait à perte de vue entre les arbres. À l’horizon, la forêt semblait engloutie dans une pénombre angoissante.
Ce n’était pas de la confusion que je lisais dans ses yeux, c’était autre chose. De la tristesse ? Pour sûr. De la peur ? Sans doute. Mais je crois que, au-delà de toutes ces émotions qui déjà hier nous habitaient, ce que ses traits me renvoyaient, c’était peut-être : du regret.
Cet homme nous avait pris en chasse et j’avais couru sans m’arrêter. Le chemin de terre s’était séparé en deux, et la piste de gauche que j’avais choisie avait très vite disparu pour laisser place à l’herbe sous mes pieds.Comme je n’avais plus de repères, j’hésitais à continuer. De ce côté de la forêt, la végétation semblait plus sauvage qu’autour de la cabane.
Ce que je voyais dans l’étang dépassait de loin les épouvantes auxquelles notre télévision m’avait habituée. Les yeux clos, le teint pâle et la gorge tranchée, le corps sans vie de Corinne flottait à la surface d’une étendue d’eau rougie par son sang. Je n’avais jamais vu un tel spectacle. Je n’avais jamais pris conscience de la quantité de sang que pouvait contenir un corps humain.
Anne-Marie et moi étions différentes en apparence, mais au fond, nous avions toujours cherché la même chose. Elle venait de me montrer la partie la plus fragile d’elle-même, la partie la plus vraie. Peut-être était-ce la peur. Peut-être était-ce le manque de Corinne. Peut-être… qu’elle avait juste besoin de quelqu’un sur le moment. Peu m’importait en vérité. Elle s’était ouverte à moi. Chacune, peut-être, pourrait combler les peines de l’autre.
Ce que cela signifie, c’est qu’il faut sortir de la forêt à peu près du même sens par lequel on est entrés hier. Et il faut sortir vite, sans rencontrer cet homme, afin que la police vienne chercher Corinne et William à temps.Je ne comprenais pas comment Nasir faisait pour penser à tout cela. Moi, la seule idée de recroiser ce masque me donnait des sueurs froides.
L’homme qu’on a vu hier est dangereux et il se balade à la recherche de je ne sais quoi. En vérité, je ne suis même pas sûr qu’il nous cherche nous. Peut-être, au contraire, que c’est nous qui avons croisé son chemin par malchance… Bien sûr, sortir est un risque. Mais un risque que je pense, toutefois, moins dangereux que de rester là à attendre.
Rester est un risque. Partir est un risque. Il y aura toujours un risque ! Mais si en dix heures personne ne nous a secourus…
Je dois avouer, avec toute la honte qui en découle, que lire l’angoisse qui déformait leurs visages me rassura. Voir Annabelle ainsi, fragile comme moi, me remplissait d’une satisfaction malsaine. Alors qu’elle pénétrait dans la pièce en passant à mes côtés, j’imaginais au moins un point sur lequel on se rejoignait toutes les deux. Un point sur lequel nous étions… proches…
Notre agresseur s’approchait de plus en plus et j’avais des visions. Je revoyais le cou déchiré de Mathias, se vidant de son sang qui, s’étalant dans l’herbe, l’engloutissait petit à petit jusqu’à atteindre les semelles de mes bottes.Le coupable était là. À peine plus loin. Mais il ne semblait pas nous voir. Il arrêta sa marche, regarda de gauche à droite, puis continua son chemin en s’enfonçant dans l’obscurité. À la seconde où sa silhouette disparut, on se précipita tous les trois dans le sens opposé.
Jamais je n’avais ressenti une si grande frayeur. Si grande que, essayant de m’échapper, je commençai par tomber, me relever, et tituber pour créer une distance entre nous. Et alors que je tournais ma tête vers le reste du groupe, je réalisai que nous n’étions plus que trois : Suzanne, Xavier et moi…Tous les autres s’étaient déjà enfuis.
Je sentais cette chose avancer dans mon dos. Je la sentais me scruter, me toiser. Quand je crus qu’elle allait me toucher, je fis volte-face. Un cauchemar. Battu par la pluie, un homme me dominait tout entière. Il avait les épaules larges et bâties ; le visage, couvert par un ignoble masque rouge, dont deux trous laissaient entrevoir des iris verts.
Nous étions perdus. Et j’en étais sûre, personne ne savait comment nous avions atterri à cet endroit ni dans quel sens nous nous étions enfoncés dans la forêt.
J’étais de nouveau à l’écart, mais en vérité, c’était comme ça que je me sentais le plus à l’aise. À ma gauche, je remarquai Xavier assis les jambes croisées. Mangeant un sandwich sorti de je ne savais où, il n’avait pas l’air très affecté par la disparition de Mathias.
Les garçons étaient si gais, ils étaient pleins d’énergie. Plusieurs fois, il fallut les rappeler à l’ordre pour qu’ils ne s’éloignent pas trop.
J’étais comme figée. Comme si… un regard invisible était braqué droit sur moi. Angoissée, je considérais chaque espace des alentours : les allées entre les troncs, les feuillages en surélévation, le sol couvert de feuilles. Rien.