Citations de Maggie O’Farrell (499)
(p. 86) son frère n’aime pas se voir pressé ou bousculé. C’est un garçon que l’on ne peut approcher que de côté, avec précaution, comme un cheval rétif.
Hamlet, là sur scène, est deux personnes à la fois : le jeune homme, vivant, et le père, mort. Vivant et mort à la fois. Son mari l'a ramené à la vie, de la seule manière qu'il pouvait. Tandis que le fantôme parle, Agnès voit que son mari, en écrivant ces mots, en s'attribuant le rôle du fantôme, a pris la place de son fils. A pris la mort de son fils, l'a faite sienne ; s'est placé entre les griffes de la mort pour faire resusciter son fils.
Elle va s’asseoir sur leur meilleure chaise, celle que sa mère destine à ses visiteurs, ces gens qui se faufilent par leur porte, tard dans la nuit, la plupart du temps, pour lui décrire en murmurant leurs douleurs, leurs saignements, absence de saignements, rêves, présages, élancements, difficultés, pour lui parler d’un amour mal choisi, d’un amour importun, d’augures, de la nouvelle lune, d’un lièvre croisé sur un chemin, d’un oiseau entré dans leur maison, d’une perte de sensation dans les bras, dans les jambes, de sensations trop vives dans les bras, dans les jambes, d’une démangeaison, d’une toux, d’une partie du corps qui brûle, qui fait mal, oreille, jambe, poumons, cœur.
Elle remarque que son père aime la nouvelle maison. Qu’il lui plaît d’en faire le tour, lentement, d’un pas traînant, en levant les yeux vers les cheminées et les linteaux, en fermant et en ouvrant chaque porte. Serait-il un chien, sa queue remuerait constamment.
Ce qui est donné peut être repris, à n’importe quel moment. La cruauté et la dévastation vous guettent, tapies dans les coffres, derrière les portes, elles peuvent vous sauter dessus à tout moment, comme une bande de brigands. La seule parade est de ne jamais baisser la garde. Ne jamais se croire à l’abri. Ne jamais tenir pour acquis que le cœur de vos enfants bat, qu’ils boivent leur lait, respirent, marchent, parlent, sourient, et se chamaillent, jouent. Ne jamais, pas même un instant, oublier qu’ils peuvent partir, vous être enlevés, comme ça, être emportés par le vent tel le duvet des chardons..
Les jardins sont des lieux intranquilles ; une dynamique les anime toujours. Les pommiers tendent leurs branches jusqu’à les faire dépasser du mur. Les poiriers donnent la première année et la troisième, mais pas la deuxième. Les soucis déploient leurs pétales vifs, infailliblement, chaque année, et les abeilles quittent leurs cloches pour flotter au dessus du tapis de fleurs et plonger dans les corolles. Les bosquets de lavande dans le parterre, finissent par s’emmêler, par donner du bois ; Agnès les taille et conserve des tiges, les mains imprégnées de leur parfum capiteux.
Puis son regard tombe sur un gonflement, à la hauteur de son cou. De la taille d’un œuf de poule fraichement pondu. Doucement, elle pose ses doigts dessus. La boule est moite, semble gorgée d’eau, comme de la terre détrempée. Elle dessert le col de sa robe, défait ses boutons. D’autres œufs se sont formées par des aisselles, certains petits, d’autres plus gros, hideux, comme des bulbes qui lui tirent la peau.
Cette image, Agnès l’a déjà vue, rares sont ceux en ville, ou même dans le pays, à ignorer à quoi ressemblent ces choses. Elles sont ce que les gens redoutent plus ce qu’ils espèrent ne jamais voir, ni sur leurs propres corps ni sur celui des autres qu’ils chérissent. Si grande est leur place dans les peurs collectives qu’Agnès peine à croire ce qui se trouve sous ses yeux, qu’il ne s’agit pas une hallucination, d’un tour que lui joue son imagination
Depuis toujours, il vit avec l’impression de sentir sa main calleuse se refermer sur le haut de son bras, là où la chair est tendre, cette force inéluctable qui le cloue et permet à son père de faire pleuvoir les coups de son autre main, encore plus puissante. La sensation d’une claque qui vous sonne, arrivant d’en haut, imprévisible et cinglante ; la brûlure de l’outil en bois qui déchire la peau derrière les jambes. L’incroyable dureté des os de la main adulte, l’extrême souplesse et douceur de la chaire de l’enfant, la facilité avec laquelle ploient, se contraignent ces jeunes os inachevés. Et la fureur à sec, en veilleuse, ce sentiment d’impuissance dans l’humiliation qui imprègne ces longues minutes d’acharnement.
[…] la maison d’Henley street fonctionne comme une structure hiérarchique : il y a d’abord les parents, puis les fils, la fille; viennent ensuite les cochons de la porcherie, les poules du poulailler, l’apprenti et, pour finir, tout en bas de l’échelle, les bonnes. Agnès dirait que sa position, en tant que nouvelle belle-fille, est encore floue, se situe entre l’apprenti et les poules.
Son mari l'a ramené à la vie, de la seule manière qu'il pouvait.
Bientôt, il devra se dévêtir, retirer ses habits de tous les jours, ordinaires, pour enfiler son costume de scène. Il devra contempler son image dans une glace, devenir un autre. Il s'emparera d'une craie, d'un pot de chaux et étalera ces pâtes sur ses joues, son nez, sa barbe. Enduira de charbon le pourtour de ses yeux ainsi que ses sourcils. Enfilera un casque sur sa tête, attachera une armure sur sa poitrine, un linceul sur ses épaules. Puis il attendra, écoutera, suivra les répliques jusqu'à ce que le signal arrive, lui dise de sortir de l'ombre, de devenir un autre; il prendra alors une grande inspiration, et prononcera son texte.
"Ce garçon n'a que sa tête, dit-il en brandissant son marteau. Sa tête, et bien peu d'intuition. Un travail lui apporterait un cadre, un but. Il se rendra fou s'il continue ainsi, à jouer le commissionnaire pour son père, à donner des leçons ici et là."
Agnes s'étonne, qu'il est facile de passer à côté de la douleur, de la colère qui peuvent habiter quelqu'un, surtout si cette personne ne dit rien, les garde pour elle comme une bouteille trop bien fermée où la pression s'accumule, s'accumule jusqu'à ce ... quoi ? Agnes ne le sait pas.
Elle sort le cadre de la ruche, s'accroupit pour l'examiner. La couche grouillante qui le recouvre semble se mouvoir comme une seule et même entité, brune, striée d'or, aux ailes semblables à de tout petits cœurs. Cette couche est composée d'abeilles, de centaines d'abeilles, serrées les uns contre les autres, agrippées au cadre, à leur trophée, au fruit de leur travail.
Ce muscle, entre le pouce et l’index, est une chose irrésistible pour elle. Il possède la particularité de pouvoir s’ouvrir et se fermer comme le bec d’un oiseau, de renfermer la force de la main tout entière, toute la force des doigts qui serrent.
Agnès a planté des pommiers le long du haut mur en briques. Quatre poiriers de part et d'autre de l'allée principale, des pruniers, un sureau, un bouleau, des groseilliers, de la rhubarbe aux pieds rouges. Elle prélève une bouture sur l'églantier au bord de la rivière qu'elle plante près du mur chaud du grenier à houblon. Puis repique un sorbier à côté de la porte du jardin. Elle sème partout sur le sol des graines de camomille, de souci, d'hysope, de sauge, de bourrache et d'angélique, d'absinthe et de partenelle; installe sept ruches dans le coin le plus éloigné; par les chaudes journées de juillet, il est possible de les entendre bourdonner depuis la maison.
Cette nouvelle maison est un pot de confiture qui attire les mouches. Agnès vit à l'intérieur, mais elle ne sera jamais la sienne.
La nouvelle maison est le royaume du bruit. Impossible d'y entendre le silence. La nuit, Agnes arpente ses couloirs, ses escaliers, ses chambres et ses galeries, à l'affût.
Dans cette nouvelle maison, les vitres tremblent dans leurs cadres. Le souffle du vent transforme la cheminée en flûte, dont la longue et morne note résonne en permanence dans le vestibule. Les lambris craquent à la tombée de la nuit. Les chiens soupirent, se tournent en faisant grincer leur panier. Les petits pas griffus des souris résonnent derrière les murs. Les branches du grand jardin s'agitent, à l'arrière de la bâtisse.
Avec Joan, dit-elle alors qu'apparaissent les premiers étals, il faut faire semblant de vouloir le contraire de ce que l'on désire.
Joan aime voir les autres malheureux. Cache-lui donc ce qui te rend heureux. Fais-lui croire que tu souhaites le contraire. Et tes vœux seront exaucés. Tu verras.