De la pitié à l'admiration, dévalorisés avant d'être fantasmés : les nomades ont fait du chemin dans notre imaginaire. Ils restent méconnus. Pourtant, ils sont avec la steppe l'autre blason de la Mongolie; et rien n'a de sens si on n'y fait pas référence.
Inouïes et gracieuses mais surtout rieuses et spontanées, les Mongoles dégagent une sensualité émouvante. Dans un visage rond, large et plat comme la steppe, des lèvres charnues s’ouvrent sur deux lignes de dents dont la blancheur contraste avec des joues rosées sur des pommettes saillantes. Le reste du visage est discret avec la racine du nez comme enfoncée et, sous de longs sourcils, la fente étroite des yeux est retroussée au coin. Entre les paupières plissées brillent des iris bruns ou noirs comme le charbon. Le regard est paisible, mais expressif et jamais soumis. L’indépendance et la franchise s’y remarquent aussi clairement qu’une yourte dans la steppe.
Je m’abandonnai à l’haleine chaude du poêle. Ses tentacules me libérèrent de la tension musculaire qui avait fait de mon corps un bouclier. La perspective obsédante d’une nuit dehors et l’anxiété du vagabond sous la pluie s’estompèrent. Je n’étais pas à même d’apprécier d’emblée l’aménité de mes hôtes – j’ignore si c’est la fatigue ou une émotion plus profonde qui me fit trembler quand on m’offrit un bol de thé. Toutefois, je compris que des inconnus sacrifiaient leur confort déjà mince pour mon intérêt, et je mesurai la valeur qu’ils donnaient à ma vie. Ces gens – éleveurs et passants retenus par la pluie – nous laissaient poliment nous remettre. La femme vaquait à ses occupations, le chef de famille craminait une peau de marmotte. Nulle impatience n’altérait le sourire de nos hôtes qui venaient de nous soustraire aux caprices de la steppe. Je levai les yeux vers le toono. Mon geste dérouta mes hôtes mais je pus ainsi ravir un peu de la quiétude du campement. Tous les regards suivirent le mien en respectant mon silence. Je profitai des chants de la yourte : le souffle de l’argal au cœur de l’âtre, le bruit de paille de la pluie sur le toit, le grincement de la charpente, le vent pris dans la cheminée.
Qui sonde les entrailles du Gobi ne peut en admirer niaisement les paysages ! Il se sent encerclé, dépouillé, décharné par eux, happé par leur hostile physionomie, décontenancé par l’absence d’hommes, concassé par le gigantisme de l’intervalle qui le sépare du firmament. Où qu’il lève les yeux, les empreintes s’effacent et les corps s’évanouissent sous la brûlure du soleil, le vent des steppes, le bec des vautours. Même l’herbe ne résiste pas. Elle se consume l’été, givre en hiver, roussit au printemps. Le gel effrite les roches et le sable se disperse. La mort paraît omniprésente. Je me demandais qui, hormis les défunts, pouvait se reposer dans le Gobi. Cela dit, quand le vent se taisait, j’éprouvais dans le soudain mutisme du désert une douce sérénité. Un mélange d’excitation et d’effroi laissait alors mon cœur battre librement. Toutefois ces rares instants finissaient vite avec le retour des bourrasques.
A quoi rime l'empressement sur la steppe ? "Quand le ciel créa le temps, il en créa suffisamment", assure le dicton. La première leçon à retenir des Mongols (car il faut apprendre d'eux comme eux apprennent de la steppe) est de prendre le temps ou plutôt d'apprendre leur temps.
On aime à répéter que ce jouisseur affectionnait de se battre, brisait les verres au sol, à la russe, quand il ne les cassait pas contre son front avant d'en mâcher les tessons.
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Avec une consommation annuelle de 34 litres de vodka par habitant et près de la moitié des adultes qui abusent régulièrement de l'alcool, c'est le pays entier qui vacille. Tous les Mongols connaissent quelqu'un dont le décès est lié à l'alcool, mais tous s'excusent en disant que ce vice leur vient des Russes.
La Bible traduite en mongol, distribuée à travers le pays, sert souvent de papier à cigarettes sous la yourte.
Redorer l'image d'Oulan-Bator devait favoriser le tourisme, qui rapportait 100 millions de dollars par an contre une trentaine avant 2001, mais à voir les indigents chassés des halls d'immeubles chauffés, je comprenais mieux l'expression "combattre la pauvreté".
Me revoilà dehors, cette fois sur les pentes occidentales du canyon. L’argal y a été entassé l’automne précédent en tumulus rectangulaires. Le monstre qu’est le fourneau en dévore des quantités mais nous préserve, grâce à sa cheminée, de sa fumée à l’odeur d’ammoniaque qui pique les yeux. La corvée d’argal est rapide ; je l’effectue néanmoins comme les précédentes, comme si mon existence en dépendait – d’ailleurs, à cette saison, pas de vie sans feu. L’hiver est la saison de l’argal. J’apprends donc à différencier l’argal qui chauffe vite de celui qui se consume lentement, adapté au chauffage ou à la cuisine. Or, la fine fleur de l’argal, c’est la bouse de vache, qui brûle lentement et chauffe fort, à l’inverse du crottin de mouton.