Citations de Marcel Theroux (141)
Autrefois les fleuves avaient tous un nom, les collines aussi, peut-être même les petits plis et vallons qui ornent le paysage. "Autrefois, cet endroit avait un nom", je me suis dit. Nous avions été si prodigues du savoir durement acquis par l'humanité. Tous ces petits faits arrachés à la terre. Le nom des plantes et des métaux, des pierres, des animaux et des oiseaux ; le mouvement des planètes et des vagues. Tout cela réduit à néant, comme les mots d'un message primordial qu'un idiot aurait mis à laver avec son pantalon et récupérés tout brouillés.
Il s'était mis sous clé ; était devenu aussi autochtone qu'un battement de coeur ou une montre automatique. Mais pourquoi ? "Il lui manquait la faim", voilà ce que mon père avait dit.
"Damien, ton père est un sot. N'oublie jamais ça, mais aime-le quand même."
Étrange, à quel point l'homme n'est jamais plus cruel que quand il se bat pour une idée. On se tue depuis Caïn pour savoir qui est le plus proche de Dieu. M'est avis que la cruauté est simplement dans l'ordre des choses. On deviendrait fou si on prenait tout personnellement. Ceux qui nous font du mal n'ont pas sur nous autant d'autorité qu'ils le voudraient. C'est pourquoi ils font ce qu'ils font.
En voyant les fleurs de ce jardin éclore si précocement, et les arbres bourgeonner tellement plus tôt que prévu, j'ai compris qu'un changement profond s'était produit au coeur des choses, et cela m'a rappelé les Toungouses qui disaient que le monde a besoin d'hiberner, sans quoi il se réveille de mauvais poil, comme un chatoun, et emporte tout sur son passage.
[...] le temps rétablit l'équilibre des choses, la simplicité perdure et l'excentrique, avec sa modernité, reste en rade. Le meilleur moyen de savoir quelle sera la durée de vie d'une chose est de se demander depuis combien de temps elle existe. Plus une chose est récente, plus elle disparaît tôt. Et ce qui existe depuis belle lurette durera encore longtemps.
La fin, c'est là où l'on finit. On finit toujours à la fin de quelque chose.
Je suis de ces gens qui ne tiennent pas en place. Parfois mon corps m'aboie dessus comme un chien réclame sa promenade.
Je lui ai dit que, d’après mes observations, il ne fallait pas plus de trois jours avant que le désespoir et la faim sapent tout instinct civilisé chez une personne. Il a souri et répondu que j’avais une vision sombre de la nature humaine et que, d’après son expérience, c’était plutôt quatre.
Bon, ce qu'il y a avec moi, c'est que moins je vois les gens, plus je les aime.
Je suis née à l'aube trompeuse de ces jours anciens. Aube qui n'était rien d'autre qu'un crépuscule.
Comme la graine qui fend le béton, c’est leur appétit pour la vie qui les rendait si destructeurs. Nous avions tous le malheur d’être nés à une époque où les ressources vitales étaient devenues très rares
Il disait souvent que depuis qu’on s’était extirpé de la boue primitive à plat ventre, c’était le manque qui nous avait façonnés. Quoi qu’on prenne – le fromage, les églises, les bonnes manières, l’économie, la bière, le savon, la patience, les familles, le meurtre, les clôtures –, tout cela n’existait que parce qu’il n’y en avait jamais assez, parfois pas totalement assez, et parfois presque pas assez, pour tout le monde. L’histoire de l’humanité de masse était l’histoire de gens qui luttent et échouent à se procurer les ressources vitales nécessaires.
"Mais les mots que je disais n'étaient pour eux que des bruits parasites. Ils croyaient ce qu'ils voulaient. C'était le présage d'un bienfait. D'un jour à l'autre, les gens reviendraient. On aérerait des matelas humides dans la rue. On retournerait à la pelle la terre des jardins abandonnés de longue date. La cloche jusqu'alors silencieuse du belvédère annoncerait l'office aux fidèles, et on épinglerait une médaille à la poitrine du vieux prêtre pour avoir pris soin de ses archives."
Quand j’ai cherché du regard le pot de chambre, il a eu l’air nerveux. Il était gêné. Là, j’ai su qu’il allait me plaire : j’avais failli le tuer mais ça l’ennuyait que je voie sa merde. C’est bien les garçons, ça.
Chacun s'attend à assister à la fin de quelque chose. Ce à quoi nul ne s'attend, c'est à assister à la fin de toute chose.
Le monde se réduit aux simples faits et plus les gens restent simples, mieux ils s'en sortent. Mon père parlait six langues mais il n'était pas fichu d'enfoncer un clou correctement. Il discutait de points de droit avec des présidents et des gouvernements, quand ces derniers existaient encore. Il avait fait partie de ceux qui avaient négocié la concession de la terre qui était devenue notre chez-nous. Il avait des kilomètres de mots pour habiller sa vision de la vie idéale, mais s'était montré incapable de brandir le poing quand il avait fallu la défendre. Il parlait constamment de faire le bien dans le monde, mais je crois que tout le bien qu'il a fait tiendrait sur un timbre-poste. On ne fait pas le bien avec des mots.
Comme je suis un homme instruit, j’ai fait l’objet d’une certaine dose de favoritisme à l’Unité pour malades difficiles. Une des psychiatres, le Dr Fenella Webster, aime à se voir en figure littéraire. Elle m’a fait venir dans son bureau plusieurs fois pour discuter de Jane Austen et exposer ses théories concernant la prétendue question de la paternité des œuvres de Shakespeare. Comme la plupart des anti-stratfordiens, elle est insensible à la poésie en tant que telle et ses jugements sont de seconde main, mais je lui ai tout de suite plu et elle a milité pour que je puisse avoir accès à un ordinateur. À proprement parler, Internet est inaccessible, mais j’ai trouvé un moyen de me connecter. Et même si mon compte à l’université a été fermé, ma correspondance personnelle est encore en ligne. C’est grâce au Dr Webster que je peux rédiger ce testament.
Tout ce que je sais, c’est que cette histoire a commencé quand Nicky Slopen est revenu d’entre les morts.
L’homme qui est entré dans ma boutique ce jour-là était solidement bâti, barbu, et avait les cheveux coupés ras, mais il connaissait mon ancien surnom. Il s’est approché du comptoir d’un pas traînant et l’a dit en guise de salut. « Ça fait un bail que personne ne m’a appelée comme ça.
— Ça fait un bail, oui, a-t-il répondu. C’est moi. Nicky. »
Il y a eu un brusque moment de gêne quand je me suis mise à dire des banalités pour cacher le fait que je ne le reconnaissais pas, puis une sensation plus déplaisante encore quand il a prononcé son nom de famille.
« J’ai entendu dire que tu étais… » Je ne suis pas arrivée à finir ma phrase. « C’est une blague ? Parce que je ne trouve pas ça drôle.
— Du calme, Sukie, c’est vraiment moi. »
L’espace d’un instant, je ne l’ai tout simplement pas cru, mais il m’a dit des choses que lui seul savait, des choses qu’on s’était dites, et peu à peu j’ai vu que c’était bien lui. Ses yeux avaient une intensité familière, et quand il m’a appelée par mon nom, sa bouche l’a formé comme elle l’avait toujours fait.
Tout ce qu'il y avait à la base portait l'empreinte de l'homme. Tout se mesurait à l'échelle de l'homme et au travail qu'il pouvait accomplir en une journée. Un coup d'oeil suffisait pour juger du temps nécessaire à l'élévation d'une portion du mur d'enceinte, ou au nivellement de la route toute simple qui en faisait le tour. J'étais probablement capable de nommer chacun des outils nécessaires à ces travaux.
Mais fabriquer un avion - cela prenait-il six mois ou un siècle? Quels mystères étaient à l'oeuvre dans son moteur?