Mary Kubica

Assise dans le coin repas de la cuisine, je sirote une tasse de chocolat quand le téléphone se met à sonner. Perdue dans mes pensées, je continue de fixer par la fenêtre la pelouse recouverte d’un tapis de feuilles, mortes pour la plupart, en cet automne précoce.

Pendant mon adolescence, tout le monde aurait pu parier que je finirais ainsi. J'avais toujours des problèmes. Pour avoir fichu une raclée à un gamin, pour avoir répondu aux adultes. Pour avoir fait l'école buissonnière. Au lycée, la conseillère pédagogique avait suggéré à ma mère de m'emmener voir un psychiatre. D'après elle, j'avais du mal à contrôler ma colère. Ma mère lui avait rétorqué que si elle avait vécu ce que j'avais vécu, elle aussi serait en colère.

Puis elle me parle de sa soeur, Grâce.
Elle me révèle qu'elle est comme son père, prétentieuse, vaine, uniquement tournée vers son propre plaisir.

J'ai passé des heures ici avec la hache, à débiter jour après jour les arbres arrachés et à scier leurs branches. Mais nous continuons quand même à ramasser du bois pour ne pas mourir d'ennui. Pour que je ne meure pas d'ennui. Elle ne risque pas de s'en plaindre. L'air est frais et elle en profite. Elle ignore si une telle chance se présentera de nouveau.

- Je n'étais jamais sortie de la maison. C'était la toute première fois.
Je raconte à Mme Flores comment Matthew a débarqué, un jour, après le départ de Joseph et Isaac, une vieille paire de tennis à la main, qu'il m'a aidée à lacer après m'avoir expliqué que nous allions sortir et que je ne pouvais décemment pas me promener pieds nus.

- Mais qui se préoccupe de ce qu'elle veut ou pas, Heidi ? C'est une gamine. Une fugueuse, probablement. Nous hébergeons une fugueuse. As-tu une idée de tous les problèmes que cela pourrait nous attirer ?

Nous habitions dans une maison au fin fond du Nebraska, dans une petite ville du comté de Keith, en banlieue d'Ogallala. Mon père, ma mère, Lily et moi. Ogallala, c'était bien avant Omaha ; ma mère et mon père, bien avant Joseph et Miriam. Un tout autre monde pour être exact, un tout autre moi.

Je me remémore la chaleur de ce joli appartement, le confort du lit doux quand le bébé et moi étions étendus sous la couverture marron qui me rappelait la fourrure douillette d'un Jeannot lapin. Il y avait des photos sur les murs, dans cette maison,des photos de famille, des trois membres de cette famille, serrés les uns contre les autres, souriants. Heureux. Un endroit chaleureux dans lequel on se sentait toujours bien. Une chaleur qui émanait de l'intérieur. Je n'avais jamais rien ressenti de tel depuis longtemps, depuis ma mère. Heidi a été la personne qui se rapprochait le plus de ma mère en huit longues années. Elle était gentille.

- Je vous en prie, laissez-moi vous inviter à dîner.
Mais la fille fait demi-tour et s'éloigne, le bébé sur son épaule qui gigote et s'agite. Je suis désespérée, éprouvant le besoin de faire quelque chose, tandis que la fille se mêle à la foule de cette heure de pointe à Fullerton.
J'entends ma voix insister :
- Ne partez pas, s'il vous plaît. Attendez.
En vain. La fille continue son chemin.

Les pneus dérapent et je dois batailler pour garder le contrôle du véhicule, ce qui me procure une belle montée d’adrénaline. Mais ce qui m’inquiète surtout, c’est l’insolence que j’ai perçue dans la voix de Hammill. Plus encore que moi, son engagement dans les forces de police a surtout été motivé par la perspective de porter une arme.
— C’est la veillée de Noël, Hoffman. Mes hommes sont impatients de retrouver leurs familles.
— Je vais aussi vite que possible.
Le soleil se couche et l’obscurité grandit. J’enfonce la pédale d’accélérateur et vole littéralement sur le chemin, frôlant plusieurs fois la décapitation à cause des branches qui ploient sous le poids de la neige. Je ne compte plus le nombre de fois où je me retrouve pratiquement à l’arrêt, les pneus patinant dans la neige glacée sans avancer d’un centimètre. Cette voiture va finir par avoir ma peau.
Je roule aussi vite que possible, conscient que je dois rejoindre Thatcher avant l’inspecteur Hammill. Impossible de prévoir ce que ce type pourrait faire.

Aucune importance si Mia est hantée par la culpabilité tout le reste de sa vie.
A la fin de la séance, le Dr Rhodes raccompagne Mia en salle d’attente mais, avant que nous prenions congé, elle pose la main sur son bras et déclare :
— Prenez tout votre temps pour prendre votre décision. Rien ne presse.
Je peux lire dans les yeux de James que sa décision est déjà prise.

Je ressens un besoin viscéral, un besoin animal, aussi instinctif et inconscient que l'envie de manger, de s'abriter ou de se couvrir.
Le besoin de serrer ce bébé contre moi.
Aucune logique n'a guidé ma main moite vers la poignée en nickel satiné, seulement un instinct, un réflexe, une pulsion animale.
Je sais que je ne devrais pas, mais je le fais quand même.

C’est le rêve de toutes les petites filles qui commencent à y penser alors même qu’elles sont encore trop jeunes pour savoir d’où viennent les bébés. Elles portent leurs poupées, les maternent et leur choisissent un prénom.

En fait, les premières quarante-huit heures sont souvent décisives dans les cas de disparition.