Mathieu Lauverjat

J'ai tourné la clé dans la serrure de mon studio et me suis observé dans le miroir de l'entrée. Mon hématome facial avait doublé de taille et semblait vouloir encore s'étendre. Des ecchymoses annexaient la surface droite de mon visage et les bleus gonflaient sous ma peau. J'ai examiné ces marques de confusions de près, appliqué. La forme de l'œdème dessinait un linéaire côtier et sous l'arcade sourcilière s'était niché une sorte de gros caillot noirâtre. Plus bas, les lésions autour du globe oculaire tiraient une ligne droite. Un front de mer se prolongeait en estuaire tuméfié jusqu'au maxillaire. Il y avait une mêlasse mauve et bleu dans ces fjords en sang séché. J'avais déjà pris des rôles mais là, vraiment, j'avais la gueule en tempête atlantique.

Alors je m'en suis voulu. Baisser la garde, c'était un aveu de faiblesse et pour le faible, le fragile, le vaincu, il n'y avait pas de place dans la profession, pour ainsi dire. Sans compter que fallais fïnir par en payer les frais, de cette histoire. J'ai continué à me faire des nœuds sous le crâne. Le manque, les coups, le stress. La parano s'est enclenchée. Ça allait finir par tomber dans les oreilles de Vaast, je me suis dit, puis d'Anne-Sophie, de Pierre-Noël, du hub et du monde entier. C'était sûr. Fatal. Je ne pouvais assumer l'humiliation. J'allais me griller. Après tout le travail accompli c'était inadmissible - j'ai cru entendre ricaner mon oncle, ivre de reproches : alors petit, tu vois à quoi ça mène, quand on ne serre pas la vis ?

Sur le trottoir, je me suis trouvé au beau milieu d'un essaim de coursiers bourdonnant. Vélos, scooters libre-service, trottinettes électriques de cross, ils foisonnaient de partout à travers la masse amorphe de passants. La Flotte parisienne était là pour moi, j'en étais convaincu : une Flotte nombreuse, agitée, que je sentais prête à me harponner l'encolure au moindre geste avec ses dagues bandillées sorties de sacs isothermes. J'avais l'intime conviction d'être suivi, d'être pris pour cible. Même par ce husky, à la proue d'un vélo-cargo, qui mïa fixé en tirant sa langue baveuse. J'étais l'homme à abattre, l'ennemi public numéro un.

J'ai eu beau hurler de ne pas toucher à mes affaires et crier au scandale, la colosse a brandi les feuilles de questionnaire et les a jetées en l'air. Personnel de restauration, Accueil, Signalétique - les items PMGT ont flotté au-dessus du carrelage avant d'échouer en débris aériens entre les flancs du canapé et le terril de bûchettes de la cheminée. Vas-y, touche pour voir, m’a encore défié la géante. Touche-le, ce corps que tu prends pour un objet. Vas-y ! Qu'est-ce que tu crois ? Qu'on va courber l'échine ? Qu'on a peur ? Qu’on va passer l'éponge pour notre titre de séjour ? Tu me mets en colère, toi. Vingt, trente cottages par jour pour la moitié de ton salaire à nous déboîter les épaules et toi tu croyais qu'avec une prime de deux euros plus une canette on allait se calmer sur la surveillance ? Se laisser intimider ? Nous, les gouvernantes, nous sommes la fondation. Sans nous, sans le nettoyage, l'Ajoncière c'est du vent, a-t-elle certifié en considérant les documents jonchant le sol récuré.

Discrétion, abnégation, ubiquité, j'y ai vite pris goût à ce boulot mi-détective privé, mi-justicier du client roi. Et puisque dans ce monde standardisé de flux constants, il était essentiel de veiller à ce que chaque geste de service soit créateur de liens et essentiel au bien-être de chacun, je me sentais enfin au cœur du dispositif de progrès.

On a beau dire, critiquer, ça paie, cette combine. Alors pas mirifique, certes, mais suffisamment pour vivoter.

Elle a ensuite épelé PMGT et tenu à m’apprendre, puisque j'en ignorais la signification, que le sigle de l'entreprise, c'était P. pour profit, M. pour motion, G. pour gain et T. pour turbo. Turbo, oui, car la politique de la maison, on n'allait pas se mentir, c'était justement de ne pas perdre de temps. Voilà, on ne pouvait être plus clair, PMGT promettait une prime et, le lendemain, j'avais désormais une tâche à accomplir d'un genre nouveau : vérifier la conformité des tenues corporelles du duo cheminot responsable du parcours.

Culture familiale : fumer dur, bosser sans filtre, ne rien déclarer sauf de fausses notes de frais et partir vers le caveau pied au plancher.

Grammairien « BRASMA » (B. comme bonjour, R. comme regard, A. comme action, S. comme sourire, M. comme merci, A. comme au revoir), je puisais à l'amour du risque et peux me targuer d’avoir tourné à trois cents euros par jour sur les grands crus — les missions opticien étant de loin les mieux payées et les plus techniques. Je me revois ultra concentré. Un jeune attaquant prometteur issu du centre de formation qui vise la montée en première ligue. Je me levais, lançais le train caféier et tout de suite ne pensais plus qu'à ça, inventer d'éphémères vies chimériques, traquer les tâches, amasser le plus de fric possible - élixirs maniaques sans brides, moi qui n'avais déjà plus d'interactions sociales en dehors des mandats de travail.

La veille, Élio, dix-huit ans, fraîchement promu coursier, s’était mangé un camion en bordure de périphérique et fait traîner sur une centaine de mètres. Qu'est-ce qu'il foutait dans une putain de zone industrielle ? Comment avait-on pu l’envoyer au casse-pipe ? Dans un premier temps, il avait atterri au CHU, en soins intensifs — tu te rends compte ? Dans le coma pour un McDo, soulignait Abou. Maintenant Élio était mort. Décédé. Putain de dead — Abou se signait en levant les yeux au ciel.

Gueule de bois massive devant le remaniement ministériel et les giboulées précoces de cette année, ma mâchoire dans un étau, ma migraine faucheuse tambourinant à mes tempes : la journée promet d'être longue, d'autant que j'avais deux jours de QCM à rattraper. Alors, c'est sans hésiter que j'ai déclaré l'état d'urgence habituel : j'ai pioché un zoplicone et un lyrica en solution buvable que j'ai touillés dans un double expresso.

C'était un dimanche de novembre à Lille, il drachait depuis midi, et à dix-neuf heures le ciel se vidait encore sans jamais faiblir. Avec ce temps-là, les gens ne sortent pas et s'affranchissent de l'obligation de cuisiner en tapotant en masse sur leurs écrans tactiles - bien pratique pour les coursiers vélo.

Morale : dès qu'il y a un effort pur et sans contrepartie à fournir, les gens montrent leur vrai visage - celui, sans fard, de la laideur suprême.

L'audit est clair : le salarié du jour, je dois le tester et voir jusqu'où il peut aller dans l'opposition en mettant en œuvre des techniques de résistance à l'insistance.
J'ai honte mais je dois taper du poing, la pousser dans ses retranchements, voir sa capacité à gérer son stress, l'urgence, l'imprévu et la tension. Je sens que les affamés de thon-mayonnaise s'agitent. je ne peux y couper, c'est maintenant. Je voudrais parler à votre supérieur, s'il vous plaît. Elle est seule, me promet-elle, suppliante. Elle n'a pas la main mais promet de revenir en discuter à 17h avec M. Rebuffat, le propriétaire. On touche le point sensible. Tout est mis en œuvre pour m'apporter une solution ; c'est satisfaisant-conforme. Qu'est-ce qu'elle croit ? Je médis d'une voix de série B, que j'ai le temps de revenir bavarder ? Oh oh, je travaille aussi, et j'arrête pas, d'ailleurs, alors je demande juste une formule midi, une formule panini-chèvre, comme tous les midis. Je suis en apnée d'être aussi infect. C'est un supplice ulcérant que de batailler pour un euro. En plus je joue comme un pied. (p. 44)

C'est l'image de cette pizza lacérée en vrac qui s'est gravée dans mon souvenir, curieusement. Les traînées filandreuses de mozzarella sur le bitume jonché de tomates concassées, la base de pâte déformée, oblongue, les ricochets de gorgonzola en monticules épars innervés de tranchées bleues, les câpres explosés façon puzzle et les olives éparpillées en étoile. Je revois les serviettes de papier imbibées de pluie fine, les sauces dispersées, le litre de soda agonisant en spasmes et déversant sa mousse sucrée vers le caniveau. Un beau chaos, mets et boissons entremêlés. Si j'avais eu un appareil photo sur moi, j'aurai capturé la composition, fixé la nature morte. Au lieu de ça, je me suis senti coupable. (p. 11)

(...) car une boîte de McNuggets ne valait pas la vie d'un homme.