Citations de Maurice Merleau-Ponty (255)
Déjà notre existence de voyants, c'est-à-dire, avons-nous dit, d'êtres qui retournent le monde sur lui-même et qui passent de l'autre côté, et qui s'entrevoient, qui voient par les yeux l'un de l'autre, et surtout notre existence d'êtres sonores pour les autres et pour eux-mêmes, contiennent tout ce qui est requis pour qu'il y ait de l'un à l'autre parole, parole sur le monde.
Si nulle peinture n'achève la peinture, si même nulle oeuvre ne s' achève absolument, chaque création change, altère, éclaire, approfondit, confirme, exalte, recrée ou crée d'avance toutes les autres. Si les créations ne sont pas un acquis, ce n'est pas seulement que, comme toutes choses, elles passent, c'est aussi qu'elles ont presque toute leur vie devant elles (p.92, 93).
Nous ne trouvons jamais dans les paroles des autres que ce que nous y mettons nous-mêmes, la communication est une apparence.
On sent peut-être mieux maintenant tout ce que porte ce petit mot: voir. La vision n’est pas un certain mode de la pensée ou présence à soi: c’est le moyen qui m’est donné d’être absent à moi-même, d’assister du dedans à la fission de l’Etre, au terme de laquelle seulement je me ferme sur moi. Les peintres l’ont toujours su. Vinci invoque une « science picturale » qui ne parle pas par mots (et encore bien moins par nombres), mais par des œuvres qui existent dans le visible à la manière des choses naturelles, et qui pourtant se communique par elles « à toutes les générations de l’univers ». Cette science silencieuse, qui, dira Rilke à propos de Rodin, fait passer dans l’œuvre les formes des choses « non décachetées », elle vient de l’œil et s’adresse à l’œil. Il faut comprendre l’œil comme la « fenêtre de l’âme.
La vraie philosophie est de rapprendre à voir le monde, et en ce sens une histoire racontée peut signifier le monde avec autant de profondeur qu’un traité de philosophie.
Le peintre, quel qu'il soit, pendant qu'il peint, pratique une théorie magique de la vision. Il lui faut bien admettre que les choses passent en lui ou que, selon le dilemme sarcastique de Malebranche, l'esprit sort par les yeux pour aller se promener dans les choses, puisqu'il ne cesse d'ajuster sur elles sa voyance.
L'orateur ne pense pas avant de parler, ni même pendant qu'il parle ; sa parole est sa pensée.
Le peintre "apporte son corps" dit Valéry. Et, en effet, on ne voit pas comment un esprit pourrait peindre. C'est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture (p.16).
Ainsi, la parole, chez celui qui parle, ne traduit pas une pensée déjà faite, mais l’accomplit. A plus forte raison faut-il admettre que celui qui écoute reçoit la pensée de la parole elle-même. A première vue, on croirait que la parole entendue ne peut rien lui apporter : c’est lui qui donne leur sens aux mots, aux phrases, et la combinaison même des mots et des phrases n’est pas un apport étranger, puisqu’elle ne serait pas comprise si elle ne rencontrait pas chez celui qui écoute le pouvoir de la réaliser spontanément. Ici comme partout il paraît d’abord vrai que la conscience ne peut trouver dans son expérience que ce qu’elle y a mis elle-même. Ainsi l’expérience de la communication serait une illusion. Une conscience construit, – pour X, – cette machine de langage qui donnera à une autre conscience l’occasion d’effectuer les mêmes pensées, mais rien ne passe réellement de l’une à l’autre. Ce-pendant le problème étant de savoir comment, selon l’apparence, la conscience apprend quelque chose, la solution ne peut pas consister à dire qu’elle sait tout d’avance. Le fait est que nous avons le pouvoir de comprendre au-delà de ce que nous pensions spontanément. On ne peut nous parler qu’un langage que nous comprenons déjà, chaque mot d’un texte difficile éveille en nous des pensées qui nous appartenaient auparavant, mais ces significations se nouent parfois en une pensée nouvelle qui les remanie toutes, nous sommes transportés au centre du livre, nous rejoignons la source. Il n’y a là rien de comparable à la résolution d’un problème, où l’on découvre un terme in-connu par son rapport avec des termes connus. Car le problème ne peut être résolu que s’il est déterminé, c’est-à-dire si le recoupement des données assigne à l’inconnue une ou plusieurs valeurs définies. Dans la compréhension d’autrui, le problème est toujours indéterminé, parce que seule la solution du problème fera apparaître rétrospectivement les données comme convergentes, seul le motif central d’une philosophie, une fois compris, donne aux textes du philosophe la valeur de signes adéquats. Il y a donc une reprise de la pensée d’autrui à travers la parole, une réflexion en autrui, un pouvoir de penser d’après autrui qui enrichit nos pensées propres.
Dans quelque civilisation qu'elle naisse, de quelques croyances et quelques motifs, de quelques pensées, de quelques cérémonies qu'elle s'entoure et lors même qu'elle paraît vouée à autre chose depuis Lascaux jusqu'aujourd'hui, pure ou impure, figurative ou non, la peinture la peinture ne célèbre jamais d'autre énigme que celle de la visibilité.
C'est en communiquant avec le monde que nous communiquons avec nous-mêmes.
Avec la première vision, le premier contact, le premier plaisir, il y a initiation, c'est-à-dire, non pas position d'un contenu, mais ouverture d'une dimension qui ne pourra plus être refermée, établissement d'un niveau par rapport auquel désormais toute autre expérience sera repérée. L'idée est ce niveau, cette dimension, non pas donc un invisible de fait, comme un objet caché derrière un autre, et non pas un invisible absolu, qui n'aurait rien à faire avec le visible, mais l'invisible de ce monde, celui qui l'habite, le soutient et le rend visible, sa possibilité intérieure et propre, l’Être de cet étant.
Si nous sommes en situation, nous sommes circonvenus, nous ne pouvons pas être transparents pour nous-mêmes, et il faut que notre contact avec nous-même ne se fasse que dans l'équivoque.
La pensée n’est rien d’«intérieur», elle n’existe pas hors du monde et hors des mots. Ce qui nous trompe là-dessus, ce qui nous fait croire à une pensée qui existerait pour soi avant l’expression, ce sont les pensées déjà constituées et déjà exprimées que nous pouvons rappeler à nous silencieusement et par lesquelles nous nous donnons l’illusion d’une vie intérieure. Mais en réalité ce silence prétendu est bruissant de paroles, cette vie intérieure est un langage intérieur. La pensée « pure » se réduit à un certain vide de la conscience, à un vœu instantané. L’intention significative nouvelle ne se connaît elle-même qu’en se recouvrant de significations déjà disponibles, résultat d’actes d’expression antérieurs. Les significations disponibles s’entrelacent soudain selon une loi inconnue, et une fois pour toutes un nouvel être culturel a commencé d’exister. La pensée et l’expression se constituent donc simultanément.
Tout autre est un autre moi-même.
Le sens est pris dans la parole et la parole est l'existence extérieure du sens.
La tâche d'une réflexion radicale, c'est-à-dire de celle qui veut se comprendre elle-même, consiste, d'une manière paradoxale, à retrouver l'expérience irréfléchie du monde, pour replacer en elle l'attitude de vérification et les opérations réflexives, et pour faire apparaître la réflexion comme une des possibilités de mon être.
Le peintre vit dans la fascination. Ses actions les plus propres — ces gestes, ces tracés dont il est seul capable, et qui seront pour les autres révélation, parce qu’ils n’ont pas les mêmes manques que lui — il lui semble qu’ils émanent des choses mêmes, comme le dessin des constellations. Entre lui et le visible, les rôles inévitablement s’inversent. C’est pourquoi tant de peintres ont dit que les choses les regardent, et André Marchand après Klee : « Dans une forêt, j’ai senti à plusieurs reprises que ce n’était pas moi qui regardais la forêt. J’ai senti, certains jours, que c’étaient les arbres qui me regardaient, qui me parlaient… Moi j’étais là, écoutant… Je crois que le peintre doit être transpercé par l’univers et non vouloir le transpercer… J’attends d’être intérieurement submergé, enseveli. Je peins peut-être pour surgir. » Ce qu’on appelle inspiration devrait être pris à la lettre : il y a vraiment inspiration et expiration de l’Être, respiration dans l’Être, action et passion si peu discernables qu’on ne sait plus qui voit et qui est vu, qui peint et qui est peint. On dit qu’un homme est né à l’instant où ce qui n’était au fond du corps maternel qu’un visible virtuel se fait à la fois visible pour nous et pour soi. La vision du peintre est une naissance continuée.
C'est moi qui donne un sens et un avenir à ma vie, mais chacun ne veut pas dire que ce sens et cet avenir soient conçus, ils jaillissent de mon présent et de mon passé et en particulier de mon mode de coexistence présent et passé.
La philosophie n'est pas science, parce que la science croit pouvoir survoler son objet, tient pour acquise la corrélation du savoir et de l'être, alors que la philosophie est l'ensemble des questions où celui qui questionne est lui-même mis en cause par la question.