Vous connaissez certainement le franglais mais connaissez vous le fragnol, ou frañol, issu vous l’aurez deviné, du mélange incertain du français et de l’espagnol? C’est en plein territoire franco-chilien que nous voilà, l’endroit où les cultures et les langues se percutent, au sein de notre jeune déraciné Emilio Ortiz Bulnes, ou Emil au gré de ses rencontres, qui s’exile en France, à l’autre bout- du monde. Voilà le Chili qui élit domicile en France quelque part dans les années 80.
L’action se passe vraisemblablement après la fin du régime de Pinochet, alors qu’un nouveau président, Patricio Aylwin, est élu fin 1989. Le Chili sort à peine d’une dictature menée d’une main de fer par celui que l’on ne présente malheureusement plus Augusto Pinochet à l’origine des opérations Condor et Colombo qui ont causé la disparition de milliers opposants. Mais Emilio farouche ennemi au régime, contrairement à son père, passionné de linguistique, de littérature et poésie, part en France finir ses études. Roman franco-chilien entre hémisphère sud et hémisphère nord, qui présente un récit métissé entre Chili et France où, dans la tête d’Emilio, les deux pays finissent par se confondre, ou Etretat devient une station balnéaire chilienne. Sous les yeux de notre jeune chilien, les pays finissent par s’amalgamer, quand il voit Etretat, c’est une station balnéaire Chilienne qui apparaît et lorsqu’il enfourche son kayak au Chili, c’est Maupassant qu’il entend. C’est un beau mariage de deux pays aux antipodes l’un de l’autre, quand l’autre n’est que pluie et grisaille, l’autre n’est que couleur et soleil. Le Chili, pays natal, celui de son enfance, celui de sa famille, il le fuit, même s’il aura là-bas toujours une attache, c’est vers la France qu’il se tourne spontanément, même si dans le premier ses conditions de fils d’homme d’affaire lui aurait accordé un meilleur confort de vie qu’en France ou il ne fait que vivoter.
Sujétion ou indépendance? C’est de cela dont il est question pour Emilio, qui abhorre Pinochet et regrette Salvador Allende, contrairement à son père, à qui il est opposé en tout points. Emilio a l’âme d’un humaniste, au sens premier du terme, il a une conscience aiguë de la condition humaine, et dans sa clairvoyance, ressent intensément l’horreur du régime militaire du général. Il étudie la linguistique, respire par la littérature et la poésie, et déteste le mode de vie de son père, qu’il ne connaît pas et qu’il comprend encore moins. Ce père qui lui ne considère la vie que par le confort que son travail peut lui apporter.
C’est surtout cette recherche du père qui le fera revenir au Chili et qui cimente l’intrigue du livre. L’incompréhension souvent, les non-dits, leurs différences, l’agacement ont entaché leur relation, qui a abouti dans une impasse, ou chacun se heurte à la feinte indifférence de l’autre. Cette relation a, pour moi, été parfaitement bien exploitée par l’auteur, qui a réussi à dépeindre tous les aléas de pensée d’un fils, qui se sent rejeté par son père, mais qui n’en comprend pas les raisons. Comme dans toutes relations, les erreurs ne sont pas unilatérales, et j’ai suivi avec grand intérêt le cheminement intérieur d’Emilio pour retrouver un semblant de complicité avec cet homme qui lui est resté inconnu pendant longtemps. La paix avec son père induit inévitablement la paix avec lui-même. Tout comme la dictature de Pinochet, les conflits ne sont pas éternels et malgré leurs différends, Emilio essaie de trouver un armistice acceptable tant pour l’un que pour l’autre. Voilà un des points qui m’a profondément touché dans ce récit.
Emilio aurait pu changer ce qu’il est pour être davantage conforme aux désirs de son père, c’est la voie de facilité que son frère a choisi. La langue, qu’elle soit espagnol chilien, ou français, est à tel point indissociable de ce qu’il est qu’il a préféré une difficile vie parisienne plutôt qu’une plus confortable vie santiagoise. Je me suis régalée à lire les références littéraires dont est truffé son récit, j’y ai vraiment ressenti cet attachement profond à cette bicultularité de l’auteur, qui se délecte autant en lisant la littérature sud-américaine que francophone. On ressent qu’il se gargarise d’en ponctuer son récit, de se rappeler poèmes, auteurs, qui colorent sa vie davantage que le SUV paternel qui tient presque plus du char d’assaut que du simple véhicule. Le titre est d’ailleurs un hommage au roman de Bernanos Les grands cimetières sous la lune, qui selon les propres mots de l’auteur est « une critique sans appel de la société bourgeoise et de ses compromissions plus ou moins secrètes avec les fascismes en plein essor dans les années 30, condamnation de la mollesse des hommes politiques français face à l’attaque de Franco contre la République espagnole ». Par effet miroir, on le sent, Emilio, ou son concepteur, n’est pas loin de transposer ce résumé à la situation de son Chili natal, et de la France par la même occasion, qui fait partie de cette Europe occidentale qui ne s’est jamais vraiment opposée au général.
Si Emilio est pourvu d’une sensibilité et d’une conscience plus acérées que celles du père, c’est bien à travers son prisme que l’on perçoit ce pan de l’histoire chilienne qui reste encore un point sensible, qui du socialiste Allende est passé au capitaliste Pinochet. Moi qui ne suis pas tellement versée dans l’histoire sud-américaine, j’ai lu avec attention et intérêt ces quelques pages qui donnent un éclairage révélateur sur ce pan d’histoire. Forcément, on se doute , la torture et les passages à tabac sont évoqués, ont marqué le sensible Emilio, qui ne se doutait pas forcément de l’ampleur de l’horreur de ce qu’il se passait caché dans les immeubles. Je crois que ce seront peut-être les pages qui me marqueront le plus, celles qui évoquent ces hommes dont il ne reste qu’une dent, démolis et disparus du jour au lendemain sans enterrement, sans deuil possible, comme s’ils n’avaient jamais existé. Ce souvenir marque à jamais le narrateur hanté par ces meurtres qu’il n’a pas vu, qui ce sont passés sous ses yeux, comme si quelque part la responsabilité ainsi que tous ceux qui ne sont pas révoltés contre Pinochet.
Emilio est un jeune homme, l’ainé de la fratrie, qui se posent des questions sur lui, sa famille et les exactions de la junte qui en un certains sens le poussent aussi à partir. Les disparations de ce fait de ceux qu’il fréquente ont, par la force des choses, un goût amer et il ne supporte pas ne pas en connaître la raison. J’ai beaucoup apprécié la plume de Mauricio Electorat, qui peut parfois être assez acerbe, je pense notamment aux réflexions sur les espagnols que certains sud-américains ne semblent pas porter pas dans leur cœur, et la façon dont il a tisser des liens entre les deux pays, Chili et France, comme s’ils se complétaient tout naturellement. Il a fui son pays, il a fui son dictateur, il a fui son père. Pour arriver dans un pays sans dictature, où la démocratie donnait à son slogan ses lettres de noblesse. Mais derrière tout ça et cette liberté, égalité, fraternité il finit par découvrir l’inégalité, l’hostilité voire le racisme. Heureusement, la solidarité sud-américaine n’est pas un vain mot et ses amis péruviens, chiliens, ne sont jamais bien loin.
Je ne peux que conseiller de découvrir ce roman et le personnage Emilio d’une complexité certaine, qui finit par admettre que son entourage est peut-être plus en demi-teinte qu’il ne le pensait. En général, j’apprécie plus que les autres les protagonistes qui parlent littérature, Emilio ne fait donc pas exception, mais cette biculturalité qui empreigne ce roman est particulièrement délectable.
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