" Nos mères, elles sont englouties, Albert. Je vois tout ça dans le miroir."
- Pour l'instant, tout est difficile... Un enfant n'a pas voix au chapitre. Et puis un jour, tu verras, on est adulte, et on commence à avoir le choix. Le choix de tout, certainement pas, et d'ailleurs, ça dépend des vies, faut pas se raconter des idioties. Mais comme j'ai réfléchi à ces questions depuis longtemps, je pense qu'on a toujours au moins un choix : celui de qui on veut être, au sens où on peut choisir, même dans les situations les plus moches, de rester humain. Je crois que c'est notre seule liberté.
Les rêves des autres, Albert, on a souvent tendance à les trouver moins bien que les nôtres.
Un soir d'hiver, avec tante Teresa, on a quitté le bitume de mon enfance. C'est arrivé parce que Maman a claqué comme une ampoule. Clac, fini la vie, fini, d'un coup d'un seul elle a claqué. Noir complet.
Pourquoi tu crois, Albert, que nous bennes sont toujours pleines à craquer ? On consomme pour oublier la vie, la vie telle qu'elle est.
Me vient qu'il y a nos mères et les mères de nos mères et nous formons des ribambelles de femmes, comme des poupées russes. Des ventres et des sourires s'alignent puis sombrent dans la nuit de l'Histoire, et on a beau courir après, ces sourires tombent et ne reviennent jamais. Nos mères, elles sont englouties, Albert. Je vois tout ça dans le miroir.
Ses yeux, Albert, je les emporterai dans la tombe. Oui, j'embarque avec moi ses deux billes précieuses sur lesquelles je roulerai toujours, bercée, deux billes de gosse : mon trésor.
« Mais consoler un adulte, c’est peine perdue. Le monde a eu le temps de lui passer sur le cœur au rouleau compresseur et même de repasser en sens inverse ».
Je me berce en montant les marches. Et ce que je me demande, c’est comment tous ces souvenirs fon pour refluer vers le rivage de mes pensées ? Et où est-ce qu’ils étaient planqués, ces petits paquets de douleur moisie, avant que j’aille chez la psy ? Qui pourrait les recycler, mes souvenirs, et les jeter dans l’abîme une fois pour toutes ?
Il s’éclaircit la voix et me regarde de biais, avec cette façon que je connais bien, que j’ai aussi, cette méfiance face à l’autre, la hantise qu’il touche à un cheveux de notre histoire, qu’il dise un mot de travers et qu’il nous blesse à mort, dès lors qu’on s’aventure à lui parler. Pour ça que souvent, je me garde bien de tout dire.