Mikky Sophie

Cette vieille femme qui perd parfois la tête ne manque jamais une occasion de mentionner son mari. Il est décédé depuis plus de cinq ans et l’on ressent encore sa présence dans ces lieux. Son roman policier est toujours sur la table de chevet avec le marque-page figé deux chapitres avant la fin. Monsieur Robert n’aura jamais su le dénouement de cette histoire.

 

 
Je crois rêver. Plus rien n’a de sens. Mon patron s’adonne au chantage pour que je travaille alors qu’avoir un job était mon souhait ultime. Je ne pars plus bosser, car je suis persuadé de mourir bientôt, mais si je ne retourne pas bosser, mon patron me tuera. À quoi bon lutter franchement ? Je ne sais plus quoi penser. La seule préoccupation qui occupe mon esprit à l’instant est ce flingue sur ma tempe. Mourir est une chose, avoir son cerveau éparpillé sur tous les murs de sa maison en est une autre.

Aucune personne saine d’esprit n’aurait le trouillomètre à zéro s’il avait le canon d’une arme pointé sur son crâne.

La plupart des gens feraient comme moi. Si un homme ou une femme apprenait qu’il ne lui restait que quelque temps à vivre, il ne vivrait pas ses derniers jours au boulot. Je n’ai pas assez d’argent de côté pour profiter du reste de ma vie, mais mon salaire ne contribuera pas à ce désir non plus. Alors, autant abandonner de trimer tout de suite.

J’apprécie vraiment ce qu’il essaie de faire, car il est sans aucun doute, la seule personne qui se soucie de mon sort, mais j’ai franchement mal à la tête et sa présence m’est insupportable.

La réalité de la voyante. Je vais crever. Nous allons tous mourir un jour, je le savais déjà, mais nous n’allons pas tous mourir demain, après-demain ou la semaine prochaine… bientôt. Je vous vois, comme vous êtes face à moi, mais… vous êtes mort ! Et si je me teignais les cheveux en blond ? Et si je mangeais comme un goinfre pour devenir obèse ? Et si je me payais un ravalement de façade ? Si je ne suis plus le même, je ne mourrais peut-être pas. Salope de voyante ! Toutes les mêmes ! Elles ne font que foutre la merde dans la vie d’autrui. Comment savoir qu’elles ont raison ? Si ça se trouve, leurs prédictions nous incitent juste à agir dans leur sens. Si l’on me prédit la rencontre du grand amour, je donnerais probablement plus de valeurs à mes futures conquêtes alors qu’elles n’auraient été, au final, que des plans cul.

Ces hommes sont abominables et personne sain d’esprit n’accepterait de travailler dans cette villa de l’enfer. Pourtant, ils sont les seuls à me payer autant ; et mis à part me prostituer, je n’ai pas d’autres solutions à ma portée pour récolter l’argent dont j’ai besoin. Je suis obligée de subir leurs comportements encore quelque temps.

Cet homme dégage quelque chose de malsain. Sa façon de me toiser de la tête aux pieds est perturbante, glaçante et dérangeante. Je dois absolument trouver une échappatoire à cet entretien improvisé.

Je n’ai pas une longue expériencedes pratiques sexuelles, mais je ressens le dégoût, la peur et la violence dans cet acte-là. Aucun désir partagé, aucun gémissement de plaisir. Je ne devrais pas être là. Je remercie ma bonne étoile que cet homme ne m’ait pas vue et m’apprête à refermer la porte quand le regard apeuré de la jeune femme m’en empêche. Son visage crispé est un appel muet au secours. Je n’ai aucune idée de ce qu’elle a déjà pu subir dans cette chambre ni de ce dont il l’attend encore.

Je n’arrive pas à définir tout de suite ce qui me choque le plus. L’odeur acerbe du sexe, de la sueur et de la peur. Le bruit des corps qui s’entrechoquent avec violence. Ou le regard implorant de la jeune femme agenouillée au sol. Son visage est tiré en arrière par l’homme qui la culbute sans ménagement. Mick Connor, le plus jeune des propriétaires, tire les cheveux longs de la fille de sorte qu’elle ne puisse plus bouger.

J’ai la fâcheuse habitude de croire au destin. Il est confortable. Avec lui, il est inutile de se battre. Aucun effort ne pourrait changer la donne. Le destin apporte une solution à tous les problèmes.

Ces deux hommes ont beau être jeunes et excessivement riches, ils ont des goûts peu artistiques. Les tableaux qui ornent le mur valent sûrement la peau des fesses, mais franchement, je ne l’accrocherais dans mon salon pour rien au monde. Et les sculptures, n’en parlons pas. J’ai raté une carrière florissante dans l’art. Mes créations en papier mâché lorsque j’étais à l’école maternelle étaient tout aussi intrigantes et élaborées que leurs objets de valeur. Je n’aurais peut-être pas dû arrêter l’école finalement. Parfois, je me demande qu’elle aurait été ma vie si elle avait été normale.

N’importe qui peut faire le ménage, mais personne ne laisse une si douce sensation après son passage. Les frères Connor, eux, font exceptions. Ils préfèrent sans doute ma discrétion. Ce que je trouve ou que je m’applique à faire disparaître ne me concerne pas et sincèrement, je m’en fiche. Je ne suis pas naïve au point d’ignorer la malfaisance de leurs activités, mais ce n’est pas à moi de les juger. Tôt ou tard, ils paieront pour leurs fautes.

Certes, j’ai de longs cheveux ondulés blonds vénitiens, la peau pâle et les pommettes parsemées de rousseur, mais j’ai aussi de longues jambes, une poitrine généreuse et des fesses proéminentes qui sont loin d’être celles d’une fillette. Depuis peu, j’ai aussi ce petit grain de beauté qui est apparu aux coins des lèvres. Il est à peine visible, mais je ne l’avais pas avant. Maintenant, je ne vois que lui. Je ferme les yeux un moment afin d’oublier ce qui me préoccupe et me donner du courage pour la suite. Et du courage, il m’en faudra.

J’observe une dernière fois mon reflet dans le miroir du couloir. La lumière du jour me donne un teint blafard et révèle quelques taches de rousseur sur mon nez et mes pommettes. Cette particularité physique a toujours eu tendance à me rajeunir et à m’infantiliser. Je ne sais pas pourquoi, mais la plupart des gens pensent qu’une fille avec mon apparence est une personne fragile, innocente, et sage. Je suis naturellement discrète, mais je ne suis pas convaincue pour les autres critères.

Les bonnes nouvelles sont toujours agréables à prendre même si elles n’ont rien de concret. Ma vie est tellement merdique qu’un peu d’espoir est la bienvenue.

Je déteste les chats. Ils sont sournois, égoïstes et fainéants. Ces animaux me ressemblent un peu trop pour que je puisse les apprécier.

– Vous avez vécu un grand malheur.
 
Très original !
 
– Qui n’en a jamais connu ? répliqué-je avec véhémence.
– Le vôtre est attaché à vous. Vous le portez comme un fardeau.
 
Foutaises ! J’ai abandonné le malheur aux portes de la réserve en la fuyant. Cette femme est une arnaqueuse. Elle raconte n’importe quoi en espérant taper dans le mille.

Son calme incite les types comme moi à vouloir tester son sang-froid. Elle me fait penser aux soldats de la garde royale britannique, avec leur képi de fourrure noire, qui restent imperturbables face à toutes les provocations. J’avance mon buste au-dessus de la table pour que nos visages soient le plus près possible.

J’ai l’impression d’être un enfant pris la main dans le placard à bonbons, la sensation d’être coupable d’une lourde faute. Je m’assieds donc sur la chaise libre face à elle. L’alcool allié à l’atmosphère étrange des lieux m’enlise le cerveau. Je suis subjugué. Et ma queue, dans l’incompréhension, se désentortille dans mon jean.