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Citations de Milorad Pavic (25)


VASE KHAZAR
Un lecteur de rêves khazar, encore élève dans un monastère, reçut en cadeau un vase qu’il rangea dans sa cellule. Le soir il y déposa sa bague. Mais lorsqu’il voulut la reprendre le lendemain matin, elle n’y était plus. Vainement il enfonçait son bras dans le vase, il n’arrivait pas à en toucher le fond. Cela le surprit car le récipient semblait moins haut que son bras n’était long. Il le souleva mais, dessous, le sol était plat, et il n’y avait aucune ouverture dans le vase, pas plus que dans n’importe quel autre. Il prit un bâton et essaya d’atteindre le fond, mais toujours sans succès ; le fond du vase semblait se dérober. Il se dit : « Là où je suis, là est ma limite » et il s’adressa à son maître Mokadasa Al Safer, lui demandant d’expliquer ce que signifiait un tel phénomène. Le maître prit un caillou, le jeta dans le vase, et compta. Lorsqu’il arriva à 70, on entendit à l’intérieur du récipient un bruit de plongeon, comme si un objet était tombé dans l’eau et le maître dit :
– Je pourrais t’expliquer ce que représente ton vase, mais demande-toi d’abord si c’est bien utile. Dès que je t’aurai dit ce qu’il en est, le vase prendra, pour toi et les autres, une valeur inférieure à celle qu’il a maintenant. En effet, quelle que soit sa valeur, elle ne peut être supérieure à celle du tout. Et dès que je t’aurai dit ce qu’il est, il ne sera plus tout ce qu’il n’est pas, et donc plus ce qu’il est encore maintenant.
L’élève fut d’accord avec son maître. Mais ce dernier prit un bâton et cassa le vase. Stupéfait, le jeune homme lui demanda le motif de ce dommage et le maître répliqua :
– Le dommage aurait consisté à te dire à quoi servait ce vase avant de le casser. Mais puisque tu ne connais pas son usage, le dommage n’existe pas, car le vase te servira toujours, comme s’il n’était pas cassé…
En effet le vase khazar sert encore, bien qu’il n’existe plus depuis longtemps.
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L’auteur actuel de ce livre assure le lecteur qu’il ne sera pas condamné à mourir après l’avoir lu, comme ce fut le sort de ses prédécesseurs, en 1691, quand Le Dictionnaire Khazar en était encore à sa première édition et avait encore son premier auteur. À propos de cette première édition, il est nécessaire de donner quelques explications mais, afin de ne pas s’étendre inutilement, le lexicographe propose un contrat au lecteur : le lexicographe écrira ses observations avant le dîner, et le lecteur les lira après le repas. Ainsi la faim poussera le lexicographe à être bref et le lecteur, rassasié, lui, ne trouvera pas l’introduction trop longue.
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Au cours des siècles, la polémique khazare a donné lieu à d’innombrables débats dans les milieux hébraïques, chrétiens et islamiques, et cela dure encore de nos jours, bien que les Khazars aient disparu depuis longtemps. L’intérêt pour la question khazare se renouvela soudainement au XVIIe siècle, puisque d’abondantes informations la concernant furent rassemblées et publiées en Prusse en 1691. On étudia des spécimens de monnaies tricornes, les noms inscrits sur des bagues anciennes, les motifs gravés sur des jarres de sel, la correspondance diplomatique, des portraits d’écrivains avec, à l’arrière-plan, des livres dont les titres furent examinés à l’aide d’une loupe, on étudia les rapports des espions, les testaments, les voix des perroquets de la mer Noire dont on croyait qu’ils parlaient la langue khazare disparue, des peintures à thèmes musicaux où l’on déchiffra les notes inscrites sur les partitions, et même une peau humaine tatouée, sans compter les archives d’origine byzantine, juive ou arabe. En un mot, on utilisa tout ce que l’imagination d’un homme du XVIIe siècle pouvait apprivoiser et mettre à son service. Et tout cela se trouva réuni sous la couverture d’un dictionnaire. L’explication de ce regain d’intérêt pour la polémique khazare, mille ans après l’événement, est donnée par un chroniqueur, en quelques phrases énigmatiques : « Chacun de nous promène sa pensée devant lui, comme on promène un singe en laisse. Lorsque tu lis, tu as toujours deux singes devant toi : le tien et celui d’un autre. Ou, pis encore, un singe et une hyène. Arrange-toi alors pour nourrir l’un et l’autre. Car la hyène ne mange pas la même chose que le singe… »
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À mon sentiment, les arts peuvent être classés en arts “réversibles” et arts “non réversibles”. En effet, il existe des arts qui permettent au sujet – le récipiendaire – d’approcher une œuvre sous des angles différents, de tourner autour et même de l’observer en changeant à volonté l’angle d’observation, comme c’est le cas en architecture, en sculpture et en peinture qui sont des arts “réversibles”. Mais il existe également d’autres arts, les arts “non réversibles” comme la musique ou la littérature, qui ressemblent à des rues à sens unique, des voies où tout se meut de son commencement vers sa fin, de sa naissance vers sa mort. Depuis longtemps, j’ai voulu faire de la littéraire – art “non réversible” – un art “réversible”. C’est pourquoi mes romans n’ont ni début ni fin au sens classique de ces mots. Ils sont créés dans une écriture non linéaire. [p. 10]
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Quand il me donna le rouleau de feuilles, son pouce effleura le mien, et je frémis à ce contact. J'eus le sentiment que nos passés et nos avenirs se trouvaient dans nos doigts et qu'ils s'étaient rencontrés. C'est pourquoi, lorsque je me mis à parcourir le texte, en quelques instants je perdais le fil de ma lecture, le mêlant avec mes sentiments
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A mon sentiment, les arts peuvent être classés en arts "réversibles" et arts "non-réversibles". En effet, il existe des arts qui permettent au sujet - le récipiendaire - d'approcher une œuvre sous des angles différents, de tourner autour et même de l'observer en changeant à volonté l'angle d'observation./, comme c'est le cas en architecture, en sculpture et en peinture qui sont des arts "réversibles". Mais il existe également d'autres arts, las arts "non-réversibles", comme la musique ou la littérature, qui ressemblent à des rues à sens unique, des voies où tout se meut de son commencement vers sa fin, de sa naissance vers sa mort. Depuis longtemps, j'ai voulu faire de la littérature - art "non-réversible" - un art "réversible". C'est pourquoi mes romans n'ont ni début ni fin au sens classique de ces mots. Ils sont créés dans une écriture non-linéaire.
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Dans le compartiment à l’odeur de santal il y a une petite pipe de femme en argile pour fumer l’opium et une pipe d’homme fabriquée par « Mogul » – ce qui signifie qu’elle ne pouvait pas être achetée dans un magasin, mais seulement sur commande ou reçue en cadeau. La pipe porte une dédicace en français, inscrite par une certaine madame L. pour Monsieur T.M. « en souvenir de la Grèce ». Avec la pipe, il y a une liasse de feuilles de papier circulaires où déposer une pincée de tabac afin d’en faire des « boulettes » dont on bourre rapidement la pipe. Sur l’une de ces feuilles de papier figure l’adresse électronique suivante : http://www.khazars.com/visnjasazlatnomkosticom
À cette adresse on peut effectivement trouver et lire un texte portant ce titre mais la question se pose de savoir si ce texte publié sur internet dans sa langue originale et traduit en français sur un placard volant jeté au hasard dans le présent ouvrage a un rapport avec la boîte à écriture, car c’est le seul élément qui ne fait pas partie de son inventaire, mais se trouve dans l’infini électronique du cyberespace et de l’aléa éditorial. Ceux qui détestent les ordinateurs ou les feuilles jetées au hasard dans les livres ne sont pas obligés de l’y chercher et peuvent tranquillement l’oublier.
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Je ressentais une agréable fraîcheur et je respirais une odeur de vernis, raconte-t-il. Des violons se répondaient l’un l’autre et, avec leurs soupirs, on aurait pu composer toute une polonaise, comme les joueurs enchaînent les coups dans une partie d’échecs. Il suffisait de bouleverser un peu les sons et leur ordre. C’est alors qu’arrive enfin le Hongrois, propriétaire de ce magasin d’instruments de musique. Ses yeux ont une couleur de lait tourné. Il est rouge comme s’il allait pondre et sa barbe a la forme d’un petit ventre avec un nombril. Il sort un cendrier portable de sa poche, y secoue sa cendre, le referme soigneusement et me demande si je ne me suis pas trompé de magasin. Celui du fourreur est à côté du sien. Les gens se trompent toujours.
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Les archers tiraient et il comptait. La première flèche toucha toucha la boucle de sa ceinture et entra dans son ventre, y réveillant toutes les douleurs déjà éprouvées dans sa vie. Il réussit à intercepter la deuxième flèche, la troisième lui transperça l’oreille et y resta comme une boucle. Et il comptait toujours. La quatrième le rata. La cinquième le toucha au genou, dévia et traversa l’autre jambe, et il comptait toujours. La sixième le rata, la neuvième lui cloua la main sur la cuisse, et il comptait. La onzième lui déchiqueta le coude, la deuxième l’éventra, et il comptait encore. Il compta jusqu’à dix-sept et, enfin, il tomba à mort. A cet endroit poussa une vigne sauvage dont le raisin ne se vend ni ne s’achète, car ce serait péché.
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Ci-gît le lecteur
qui n’ouvrira jamais ce livre.
Ici, il est mort pour toujours.
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Virginie Ateh, serveuse à l’hôtel Kingston, témoin dans l’affaire Dorothéa Schultz, s’est présentée devant le Tribunal et a fait la déclaration suivante :
« Le jour en question (2 octobre 1982), le temps était ensoleillé et j’étais très angoissée. Des filaments d’air salé arrivaient du Bosphore, accompagnés de mes pensées rapides qui se faufilaient entre les pensées alanguies comme de petits serpents. Le jardin de l’hôtel Kingston, où l’on sert le petit-déjeuner quand il fait beau, a une forme carrée. Un coin est ensoleillé, l’autre fleuri, le troisième venté, et dans le quatrième coin il y a un puits et pilier à côté. J’ai l’habitude de me tenir derrière ce pilier car je sais que les clients n’aiment pas qu’on les observe quand ils mangent. Ce n’est pas étonnant. Je sais par exemple, en regardant un client prendre son petit déjeuner, que l’œuf brouillé le soutiendra pour se baigner avant midi, le poisson pour aller le soir à Topkapi Sarayi, et que le verre de vin lui donnera la force d’esquisser un sourire avant d’aller dormir, sourire qui ne parviendra jamais jusqu’aux miroirs myopes de la chambre d’hôtel. De cet endroit, près du puits, on voit l’escalier qui mène au jardin et donc tous ceux qui arrivent et qui s’en vont. De même que toutes les eaux des gouttières d’alentour se jettent ensemble dans le puits, toutes les voix du jardin y convergent aussi […]. Le matin en question, les premiers à descendre au jardin furent les clients de la chambre 18, ceux qui avaient un passeport belge, la famille Van der Spaak, le père, la mère et leur fils. Le père a un certain âge, il joue joliment d’un instrument fait de la carapace d’une tortue blanche, on pouvait l’entendre ce soir. Il est un peu bizarre et mange toujours avec sa fourchette personnelle à deux dents, qu’il garde dans sa poche. La mère est jeune et belle, aussi l’avais-je observée de près. Je me suis aperçue qu’elle avait une tare – il n’y avait pas de cloison dans son nez. Elle allait tous les jours à Sainte-Sophie pour y copier, très bien d’ailleurs, des icônes. […] Son petit garçon qui a à peine quatre ans, souffre sans doute aussi d’une tare. En effet, il portait toujours des gants, même pendant les repas. Autre chose cep
endant m’intrigua. Ce matin-là était ensoleillé et je suivais du regard la famille belge qui descendait au jardin pour se rendre au jardin, quand soudain je constatai que le visage du monsieur n’était pas comme les autres visages.
Le Juge – Que voulez-vous dire par là ?
Le Témoin – Mettez deux parties gauches d’un visage l’une à côté de l’autre, et d’un bel homme vous ferez un monstre. Doublez la moitié d’une âme et vous n’obtiendrez pas une âme entière, mais deux moitiés d’âme monstrueuses. L’âme, comme le visage, a un côté gauche et un côté droit. On ne peut pas faire un bipède avec deux jambes gauches. Le visage de monsieur était composé de deux moitiés gauches. […]
Puis arriva le Docteur Schultz, ici présente, qui s’installa à sa table. Avant que je m’approche pour la servir, le Docteur Mouaviya, la victime, l’avait rejointe à sa table, et s’y était assis. On voyait clairement que le temps du Docteur Schultz tombait comme la pluie, et celui de Mouaviya comme la neige. Il y était déjà enseveli jusqu’au cou. J’avais remarqué qu’il ne portait pas de cravate, et qu’elle avait tiré en cachette de son sac un pistolet, mais après avoir échangé quelques mots avec le Docteur Mouaviya elle tendit la main pour saisir un rouleau de feuillets qu’il lui présentait. Puis elle se leva et courut vers l’hôtel, laissant l’arme cachée sous les feuillets, sur la table. Le Docteur Moaviya avait un sourire d’enfant, emprisonné dans sa barbe comme une mite dans l’ambre jaune, et brûlé par le vert de ses yeux tristes.
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Ateh, princesse khazar (IXe siècle)
Son nom signifie chez les Khazars « les quatre états de l’esprit ». La nuit, elle portait sur chacune de ses paupières une lettre, comme celles qu’on inscrit sur les paupières de chevaux avant la course. Ces lettres appartenaient à l’alphabet khazar qui fut interdit, et celui qui avait le malheur de les lire mourait aussitôt. Les lettres étaient tracées par des aveugles et, le matin, avant la toilette, les servantes servaient la princesse les yeux fermés. Ainsi, elle était protégée de ses ennemis pendant son sommeil. Pour les Khazars, le sommeil était le moment où l’homme était le plus vulnérable.
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Malheureusement, chacun peut mourir, mais tous ne peuvent pas naître. Les meilleurs ne naîtront jamais.
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Comme chaque fois qu’elle attend une réponse importante, sa langue transparente apparaît entre ses lèvres. Elle se tait, les yeux fermés.
– Vous serez obligée de tuer quelqu’un.
Lempicka ouvre les yeux et dit :
– C’est la condition ?
– Oui. Mais, étant donné que vous ne vivrez pas au-delà de votre trente-septième année, ce n’est pas si inquiétant pour vous. Car, n’oubliez pas, si j’ignore le moment de votre mort, je sais en revanche que cela arrivera avant votre anniversaire.
– Donc, cela peut arriver plus tôt… Combien plus tôt ?
– Ça, je ne le sais pas. Je n’ai pas pu le calculer.
– Vous êtes une merde polie et très bien élevée.
– Ne vous fâchez pas, madame Lempicka, prenez votre temps avant de vous décider. Si, malgré votre expérience commerciale avec nous, vous avez un doute, réfléchissez à ce qu’on vous offre maintenant. Si vous obtenez la moindre partie de cet avenir où vous n’existerez pas, une petite cuillère de cet avenir après votre mort, une petite partie du temps après la fin de votre vie, alors ce serait vraiment un gros lot. Ne pensez-vous pas qu’il faille essayer et sacrifier quelque chose pour un tel exemplaire unique ?
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– Qui est le responsable de ces bureaux ? demande quelques minutes plus tard, dans l’appareil à l’entrée du bâtiment en briques rouges, monsieur l’inspecteur supérieur Eugène Stross, et il se présente.
La porte sur laquelle est écrit :

SYMPTOM HOUSE
A&S. K. – Transactions mobilières

s’ouvre et madame Lempicka et monsieur Stross prennent l’escalier. Soudain, ils se retrouvent dans une toute petite église de type protestant à la décoration sommaire. Ils sont accueillis par une très belle femme aux grands yeux rêveurs, dont le rêve semble à chaque instant traversé par celui de quelqu’un d’autre. Elle porte dans ses cheveux un éventail de laque noire parsemé des étoiles de la constellation du Cancer.
Monsieur Stross indique qu’il fait une enquête sur Disteli, le chanteur d’opéra défunt, et présente madame Lempicka.
– Êtes-vous une parente de la peintre du même nom ?
– Non. Je suis la cousine de feu monsieur Disteli, ment Lempicka.
– C’est une église, ici ? demande l’inspecteur supérieur.
Et pendant que les deux dames conversent, il essaie d’entrouvrir en cachette le tiroir de sa chaise à bascule, et le referme aussitôt. Il est à moitié vide, il y a au fond un objet allongé et transparent qui brille. L’inspecteur réussit seulement à voir une partie d’une inscription qui se termine par ‘…tagas ».
– Non, ceci n’est pas une église mais une entreprise commerciale.
– Ah bon ! Bien. Voulez-vous avoir l’amabilité de nous aider à écarter quelques doutes concernant le défunt monsieur Disteli, chanteur d’opéra ? Mais je vais trop vite. Dites-moi d’abord, car je l’ignore totalement, à qui nous avons l’honneur de nous adresser ?
– Sandra. Sandra Klozevitz. Propriétaire de l’entreprise Symptom House. Je suis astrologue, déclarée.
– Est-ce que monsieur Disteli était votre client ?
– Oui.
– Que lui avez-vous vendu ?
– Un petit extrait de son avenir, mais je ne crois pas que l’on puisse mourir de l’avenir.
– À votre avis, de quoi est mort monsieur Disteli ?
– Le diagnostic était le cancer.
– Vous avez raison, mademoiselle Klozevitz, répond calmement Stross, juste au moment où madame Lempicka se mêle à la conversation :
– En quoi consiste votre commerce ?
– Je vends des rêves. Un pain bien pétri et un rêve bien pétri valent de l’or. Et ils se vendent bien.
– C’est comme si vous disiez vendre du brouillard.
– Ce que vous venez de dire, madame Lempicka, est bien plus vrai que vous ne le pensez. Il y a beaucoup de brouillard dans les rêves, mais encore bien plus de rêves dans le brouillard.
– Comment cela ?
– L’air est depuis toujours plein de rêves. C’est-à-dire que les rêves sont partout autour de nous. Pas seulement les nôtres, deux des humains, mais aussi les rêves des animaux, des plantes et des pierres, les rêves de l’eau, qui sont éternels, car l’eau n’oublie jamais rien, elle se souvient de tout pour toujours. Il y a partout autour de nous des rêves rêvés et des rêves encore inrêvés. Nous les respirons dans la vie réelle sans les remarquer tout comme nous ne remarquons pas l’air, et la nuit ils passent un certain temps en nous, nous nourrissant de ce qui fait défaut à nos pensées, ainsi qu’à ce que nous mangeons et buvons. Il y a un livre qui dit que tous ces rêves, qui remplissent l’enveloppe aérienne de la Terre et l’univers, constituent une forme reconnaissable, même un corps énorme, mais pour nous, vendeurs de rêves, tout cela n’a pas d’importance. Nous sommes une catégorie de commerçants très ancienne, bien que peu connue. Presque une caste. Nous ne sommes pas une secte religieuse, nous sommes une entreprise commerciale qui s’occupe de la vente et, en général, du marché des rêves…
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À cet instant, la salle s’obscurcit, et commence le prologue dans le cimetière du monastère. Lempicka attend avec impatience de voir apparaître sur scène son amant Disteli. Ce soir il interprète le rôle principal. Pendant la représentation, elle remarque les gestes de magie auxquels Disteli a recours : discrètement il embrasse l’ongle de son pouce et serre un bouton de son habit doré. Il chante en italien. Elle ressent sur sa peau à quel point Disteli est envié et haï par ses collègues à l’opéra. Elle sait parfaitement distinguer les couleurs de ces haines différentes et se dit avec horreur qu’on ne peut pas plus échapper à la haine qu’à l’eau dans ses chaussures.
À la fin de la représentation, le public réclame à plusieurs reprises l’apparition du chanteur devant le rideau, mais Disteli ne se montre pas et elle se rend dans sa loge. C’est une pièce luxueuse avec, devant la glace, sa statue de bronze dans le rôle de Falstaff, un récamier où se prélasse le lévrier, et une énorme salle de bain en cobalt avec, devant la baignoire, un salon Louis XVI. Visiblement fatigué et écroulé dans un fauteuil, Disteli, à moitié déshabillé, a devant lui sur la table un verre de whisky Chivas Regal et une flûte de champagne Moët. Il a enlevé à moitié son costume royal de Boris Godounov et mis à moitié ses vêtements habituels.
Madame Lempicka arrive en trombe dans la loge, le lévrier sursaute, se redresse sur ses pattes arrière et l’embrasse sur la bouche. Il la dépasse d’une tête. Lempicka crie :
– Arrête, Tamazar, ça suffit !
Elle boit une gorgée de whisky, s’assoit sur les genoux de Disteli et, d’un baiser, reverse le whisky de sa bouche dans la sienne.
– Tu étais brillant, chuchote-t-elle, mais ne reste pas comme ça à moitié vêtu. Le diable attaque l’homme lorsqu’il le trouve à la frontière.
– Quelle frontière ? réplique distraitement Disteli.
– N’importe laquelle : celle entre la lumière et l’obscurité, entre le jour et la nuit, un pied ailleurs, l’autre pied chez soi. Tu as l’air fatigué… C’est si difficile que cela de chanter ?
– Ce n’est pas un problème, de chanter. Je n’aime pas ce rôle. De plus, j’ai mal dormi la nuit dernière et, il y a quelques jours, on a essayé de me cambrioler. On s’est introduit dans mon appartement.
– Tu as fait une déclaration à la police ?
– Non.
– Non ? Comment ça ?
– On a conclu un accord.
– Nom de Dieu, comment peux-tu conclure un accord avec un cambrioleur ?
– Il ne l’est peut-être pas. Peut-être qu’il voulait seulement avoir un objet à moi. Pour me dédommager, il m’a donné un numéro de téléphone. C’est le numéro d’un vendeur d’avenir.
– Et tu as l’intention de consulter ce charlatan ?
– Pourquoi tu t’y intéresses ?
– Parce que tu as une mine épouvantable. Je ne t’ai jamais vu comme ça.
– C’est à cause de mes cauchemars. Ca fait deux fois que je rêve de Pouchkine par épisodes.
– Moi aussi je rêverais de Pouchkine si je m’occupais à ce point de Moussorgski, de Boris Godounov et des créatures de Pouchkine. Laisse tomber tout cela, repose-toi, je vais te faire des câlins.
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Cette affaire, c'est comme quand on enfonce la main dans un sac sans fond, chaque fois on en extrait quelque miracle, ou bien on touche ou sent quelque chose d'important. Et tant qu'on peut se représenter jusqu'où va la main, ainsi enfoncée dans l'obscurité, le passé vous semble réel et palpable. La confusion surgit seulement quand on ne sait plus très bien jusqu'où est allé ce « voyage », ni même parfois si la main est toujours là…»
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La boîte possède au total six serrures. L’une d’elles est extérieure et visible sur la face avant quand la boîte est fermée. PRODUCTION L.H.M.GR PATENT THOMPSON. Elle s’ouvre avec une petite clé que le propriétaire porte sur lui. Qui oserait lécher la serrure extérieure constaterait qu’elle est salée. Voilà la preuve certaine, parmi d’autres signes, que la boîte avait passé un petit moment dans l’eau de mer, mais, de toute évidence, l’intérieur n’avait pas été mouillé. Rien d’étonnant, car les boîtes marines sont fabriquées de façon à rester étanches. Les autres serrures sont à l’intérieur. Leur utilisation est différente. Certaines n’ont de serrure que l’apparence.
En ce qui me concerne, la boîte m’a donné plus de travail que de profit, car il m’a fallu découvrir et ouvrir toutes ses cloisons secrètes. Ouvrir toutes ses serrures. Mon flair m’a été de grande utilité car les compartiments cachés du coffre en bois longtemps fermés possèdent tous une odeur particulière, différente l’une de l’autre. Il n’est pas exclu qu’il y ait, en plus des quinze dénombrés, d’autres compartiments que je n’ai pas réussi à découvrir, laissant ainsi à un futur propriétaire de cet objet trapu la possibilité de le faire…
Au moment où la boîte à écriture s’est retrouvée entre mes mains, elle n’était pas vide. Elle contenait divers objets sans grande valeur qui appartiennent en partie à son premier propriétaire au XIXe siècle, et en partie, de toute évidence, à celui qui l’avait emportée au large vers la fin du XXe siècle.
Voilà ce que j’ai trouvé et inventorié dans la boîte à écriture et ce qu’on peut dire sur son contenu :
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Moi, l’actuel propriétaire de la boîte à écriture, je me la suis procurée au cours de l’avant-dernière année du XXe siècle pour mille deutschmarks auprès du serveur d’un restaurant de Budva avec en prime le sourire énigmatique arboré par le dit serveur au-dessus de l’assiette de kastradine préparées ce soir-là pour les clients de l’hôtel.
– Monsieur, voulez-vous acheter une boîte exceptionnelle ? Une boîte marine à écrire, pour y ranger des cartes de navigation, des longues-vues et d’autres objets de ce genre, dit le serveur à mi-voix en me servant ce mardi-là.
– Peut-on la voir ?
– Je pourrais vous la montrer au petit-déjeuner. Je l’ai ici, à l’hôtel.
– Apporte-la, lui dis-je, tout en pensant que de nos jours un jeune homme comme lui avait le temps d’être sage, alors que moi je ne l’avais plus.
La boîte à écriture était plus grande que je ne me l’imaginais, elle m’a plu et c’est ainsi qu’elle s’est retrouvée entre mes mains.
Tout porte à croire qu’elle avait servi à la famille Dabinovic de Dobrota de petite boîte marine avant de se retrouver dans un vieux palais de Kotor où on l’avait utilisée pour y ranger d’autres objets plus modernes. Enfin, selon le serveur, la boîte était encore une fois repartie au large, mais ce voyage s’était mal terminé pour son propriétaire.
– Je ne me suis pas beaucoup intéressé à ce qui s’était passé – ajouta le serveur – car, si tu découvres le secret, tu deviens partie de ce secret. Je n’ai pas besoin de cela. D’ailleurs, tout ce qu’on sait sur le propriétaire de la boîte peut se nicher dans une dent creuse. Il ne voulait pas en parler et il ne sentait rien. Même sa sueur n’avait pas d’odeur… Il n’est pas revenu de la mer. C’est pourquoi la boîte est à vendre…
Elle est en acajou et sertie de cuivre. Vide, elle pèse un peu moins de quatre kilogrammes ou, comme le précisa le serveur, autant qu’un petit chien. Ses dimensions sont les suivantes : 51 x 27 cm, et 17,5 cm de hauteur. La relative imprécision de ces mesures vient du fait qu’à l’époque, et à l’endroit où elle a été fabriquée, d’autres unités de mesure étaient en vigueur, comme le pouce, le pied…
– Maintenant, si vous voulez couper les cheveux en quatre, dit le serveur, il y avait aussi, comme pour les centimètres, des unités de mesure pour la quantité d’âme ou d’amour…
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