
J’ai prié pour que ce jour arrive… Après avoir prié pour le revoir, pour avoir des explications plutôt que de tomber une fois de plus sur la voix désincarnée de son opérateur téléphonique, pour arriver à ne pas mettre le feu à sa maison quand j’y ai trouvé un panneau « À vendre », pour survivre à un mois d’internement dans une unité pour adolescents en souffrance.
Mattéo Brady est enfin là. Devant moi. Je pensais qu’il allait me reconnaître, mais non. J’ai renoncé à éclaircir ses doutes, tout simplement parce que je ne suis plus Amandine. L’adolescente naïve et amoureuse qu’il a croisée il y a des années n’est plus. Physiquement et psychologiquement.
Je l’observe encore. Les années l’ont bonifié : son regard miel est devenu plus doux, ses tatouages sont cachés par une chemise blanche, ses cheveux autrefois chocolat sont aujourd’hui striés par de fins liserets cuivrés. Je le reconnais, Mattéo Brady est un bel homme.
Sa vie a l’air complètement normale, ce qui accentue encore une haine vivace longtemps enfouie au plus profond de moi.
En lui relâchant la main, je m’arrange pour cacher la mienne dans mon dos. Je serre le poing jusqu’à ce que mes ongles transpercent ma peau. Je saigne, j’en suis sûre, mais je m’en fous. La douleur brûlante m’aide à porter impeccablement le masque de sœur Sourire.
Mattéo Brady, ce salopard, reste tranquillement posté devant moi et ose me scruter de son air le plus tranquille. Il est propre sur lui, rien ne dépasse. À croire que monsieur s’est réellement embourgeoisé. Son regard a perdu de sa fouge et de sa hargne. Sa colère adolescente semble l’avoir définitivement quitté. Mais pas la mienne.
J’ai envie d’arracher le micro des mains de monsieur Aly et de hurler ce que je pense de ce fumier qui se trouve être mon tuteur. S’ils savaient tous par quoi je suis passée pour cet homme que j’ai aimé dès le premier regard et que j’ai haï à la minute où je l’ai revu, ils le considéreraient différemment. Lui et ses paroles bienveillantes. Lui et ses poèmes bien appris. Lui et sa petite gueule d’ange…
Je la laisse partager mon oxygène alors que son pouvoir de fée m'a déjà transformé en statue de sel.
C'est par cet enfant que tout a commencé et c'est par lui que tout recommencera.
Être celui que l'on met de côté, qu'on ignore parce qu'il ne rentre pas dans le moule, c'est ça la vraie solitude.
Je ne veux pas maigrir. Je veux vivre.
Alors que je m’imaginais avoir le courage de décharger mon cœur et de mettre à nu ce qui m’empêche de respirer, je n’ai fait que répondre par allusions aux questions de cette nouvelle psy qui doit être à peine plus vieille que moi. Ma plus grande crainte est qu’elle me déclare inapte à reprendre les cours fin août. Je ne me vois pas passer une nouvelle année à bouffer des médocs qui me rendent si léthargique que je ne parviens plus à articuler deux mots correctement.
Malheureusement, je ne suis pas certain que mon jeu d’acteur convainque cette experte. Après avoir écouté mes salades, elle regagne son bureau et retire ses lunettes en secouant la tête. Elle ne dit cependant rien et se contente de griffonner sur son calepin.
Je sais que plus rien ne parviendra à rompre le lien invisible qui nous unit.

Xavier lève le nez de son écran et, en apercevant Chloé, il lui adresse un large sourire. Cette dernière se libère de ma poigne pour se rapprocher de son prince charmant. Il lui parle si bas que je ne parviens pas à saisir leur conversation. Très vite, il prend mon amie par les épaules et l’emmène hors de la cuisine. Avant qu’ils ne passent la porte, j’attrape le bras de Xavier. — Tu prends soin d’elle, hein ? Chloé me fait les gros yeux, mais je l’ignore. Ma meilleure amie est parfois un peu naïve quand on sait la mettre en confiance. Je me sens toujours le besoin de la protéger. Xavier me sourit, mais bizarrement cela ne me rassure qu’à moitié. Il s’approche de mon oreille : — T’inquiète ! C’est ma princesse, ce soir ! Là-dessus, ils sortent sans que je puisse répondre quoi que ce soit. Lorsque je me retourne, c’est un Mattéo souriant qui me fait face. Il est bien plus grand que moi, mais aussi plus vieux. Je crois qu’il s’est fait virer de plusieurs bahuts avant d’arriver dans le mien et qu’il a déjà vingt ans. Même si une partie de moi me dit d’être méfiante, l’autre me pousse à croire que quelque chose est possible entre nous.
Si on me dit que l'amour est aveugle, je serais complètement d'accord. Cependant, j'ajouterais une notion supplémentaire. L'amour n'a pas de balance.
L’homme pour lequel mon cœur se met à battre plus vite lorsqu’il me sourit à la dérobée en classe ou qu’il m’envoie un texto avant que je ne m’endorme. Un garçon qui me voit enfin comme une fille, et non comme « la Transparente ».