Jeanne ne nous disait jamais pourquoi nous dînions dans le noir, mais elle exigeait qu’on ne répète rien à Grand-Maman. Et nous, de toute façon, on se fichait bien qu’EDF ou les huissiers viennent tout nous enlever aux portes de l’escalier 12 tant qu’il nous restait maman.
Ma grand-mère ne supportait pas que la télé puisse être allumée en permanence. Elle trouvait que cet objet de malheur avait été inventé pour nous abrutir. Si on voulait la regarder, il fallait que ce soit un programme qu’elle approuvait, jamais une veille d’école, et encore moins si les devoirs n’étaient pas faits.
Pour la majorité des gens de Belleville et des visiteurs, la rue Piat, à l’époque, était un coupe-gorge qu’il fallait contourner. Nous étions loin des pique-niques branchés qui ont lieu désormais au bout de la rue. Mais comme pour tous les gamins du coin, peu nous importait de vivre dans une no-go-zone qui deviendrait bientôt une bobo-zone, nous n’entendions même pas les plaintes des adultes.
Elle voulait savoir si j’étais intéressée pour faire d’autres baby-sitting. C’était la première fois qu’on me prenait pour la nounou de mes fils ! C’est sûr qu’une jeune fille noire accompagnée de deux petits Blancs aux yeux bleu-vert, c’était forcément la nounou congolaise.
Notre propulsion dans la vie adulte avait été fulgurante ; Guss et moi jouions aux grands comme nous le pouvions. J’avais fait le choix de devenir mère mais il y a longtemps que j’étais le parent de la mienne et de mes frères et sœurs. Gustave et moi officialisions simplement mon statut, celui d’une gamine qui n’avait pas pu l’être.
Le palier a beaucoup rétréci, j’ai eu la même impression en passant devant l’école maternelle il y a quelque temps. Elle aussi est devenue toute petite. Les chevaux de bois scellés au sol dans la cour de récré m’ont paru minuscules. Je ne sais pas comment le dire, mais tout a rétréci dans le quartier. Même la cage aux poules des Buttes-Chaumont est devenue étonnamment étroite. Ainsi va donc la vie, ainsi va donc le monde ? Tout devient-il fatalement trop petit ?
J’ignorais l’hiver. Il n’aurait pu me refroidir plus que la mort ne l’avait fait le matin même ; j’étais un petit cadavre de mère déambulant dans la ville le soir de la mort de son fils, marchant seule dans Paris. J’ai marché, et j’ai atteint la Seine. C’est elle que je voulais. C’est dans ses bras que je voulais me jeter. Je suis allée de pont en pont, comme ivre. J’entendais des voix de bébés. J’entendais ma mère qui m’appelait. La réalité est que j’entendais, en chœur, la folie qui me guettait et la vie qui me retenait.
J’écris pour emballer mes tourments dans un corps de papier et mettre des mots sur une histoire qui en a manqué. Au même titre que d’autres fluides corporels, l’écriture, chez moi, est une sécrétion.
La mort de Tiago a été une intoxication infinie et lente. La mort de ton enfant, c’est pour toujours, à chaque instant. Tu ne dis jamais la mort de ton enfant au passé, tu ne dis pas « à la mort de mon fils ». La mort de ton enfant, c’est tout le temps, c’est partout, tu en es la crypte. Ton existence même est focalisée sur la mort de ton enfant, ton enfant , ton enfant, ton enfant. J’étais cette mère-là.
Rue Piat, la plupart du temps on textote sur des téléphones qui coûtent un Smic et que l’on paie en douze ou vingt-quatre fois en attendant le prochain modèle, sauf si on en récupère un « tombé du camion ». Nouveau téléphone = nouveau crédit. Même si, pour faire ça il faut être con comme un balai sans manche, et même si, souvent, je me demande vraiment ce qu’ils ont dans la tête, je sais que toutes ces conneries-là, ils ne les choisissent même pas, la société s’en charge pour eux.