- Le dimanche, chez nous, il y a de la langue de cheval bouillie avec des pommes de terre.
Barend le regarda du coin de l’œil.
- Dis donc morveux, fous-toi de ton aïeule, mais pas de moi !
Kees, tout déconfit, le considéra sans répondre. Barend partit vexé, en disant cependant :
- Allons, à tantôt.
(...)
- Comment, bêta, tu lui as dit que nous mangeons de la langue de cheval ? Mais on va crier après nous !
L'enfant ignorait qu'on se cachait de manger de la viande de cheval.
Ces deux êtres, de race et de nature différentes, s'étaient épousés pour leur beauté et par amour; leurs épousailles furent un échange de deux virginités; ils eurent neuf enfants. Pour le surplus, peu de leurs goûts et de leurs tendances s'accordaient, et, avec la misère comme base, il en résultat un gâchis inextricable.
Après ma neuvième ou dixième année, je ne me rappelle plus grand-chose de sympathique chez nous. La misère s'était implantée à demeure; elle allait s'aggravant à chaque nouvel enfant, et l'usure et le découragement de mes parents rendaient de plus en plus fréquents les jours de famine et de détresse.
Je ne connaissais pas Dostoïevsky. André me prêta Crime et Châtiment.
J'avais tant souffert, tant lutté, tant eu à me défendre contre la vie et la vilenie des hommes, que je compris ce livre comme l'expression même de l'injustice. Rien ne m'échappa. Le ridicule de Catherine Ivanovna, quand elle danse, mourante de faim et délirante, dans la rue avec ses enfants, le grotesque lamentable de cette scène me fit plus pleurer et bondir de honte qu'aucun autre passage....Oui, la misère vous abreuve de ridicule: que de fois j'avais été en butte aux quolibets, à cause de mes souliers éculés ou de mon chapeau sordide...Et n'avais-je pas eu moi-même le ridicule d'étaler sur mon dos ma chevelure blonde, soyeuse et bouclée, vraie parure de reine, comme elle étalait son éducation et ses manières de dame. Une pauvresse qui ose étaler ses trésors!
Mon père nous a abandonnés en plein hiver, laissant ma mère avec neuf enfants sans aucune ressource. Ma mère alla trouver le curé, qui bientôt intéressa plusieurs dames à notre sort. Elles furent tout de suite d’accord pour me mettre, jusqu’à ma majorité, dans un établissement de bienfaisance. Notre ahurissement fut intense. Ma mère, s’étant rendue à cet établissement pour les arrangements à prendre et ayant vu des petites filles qu’on y élevait, vint nous dire que ces enfants avaient l’air si matées et s’inclinaient si profondément devant la supérieure, et ceci... et cela... Bref, l’idée seule de savoir sa petite Keetje ainsi aplatie lui serrait la gorge. Quand elle dut signer un acte par lequel elle aurait renoncé à tout droit sur moi, elle refusa. Zut ! Elle aimait mieux que j’eusse faim avec elle ! En somme, nous en avions vu bien d’autres ! Ce nous fut un grand soulagement de nous être décidés à crever de faim ensemble…
Nous étions livrés à une charité étroitement méthodique, qui nous classait à jamais parmi les vagabonds et les « outcast ». Mon père ne donna pas signe de vie pendant les six mois que dura son escapade. Un dimanche matin, il ouvrit la porte et rentra, le sac au dos... L’attitude de ma mère disait : « Tu viens nous ôter le pain de la bouche ! » On sut en effet que mon père était revenu et on ne nous donna plus rien. Ma mère avait un mari jeune et vigoureux, n’est-ce pas ? ... très capable de travailler pour les neuf enfants qu’il avait envoyés dans le monde.
- Que vont-ils devenir ? Que vont-ils devenir ?
- En voilà des histoires ! Qu’est-ce que cela peut bien te faire ce qu’ils deviennent, pourvu que tu t’en tires ? Du moment où tu as des livres à lire, tu te moques bien du reste ! Si tu aimais tant les enfants, tu ne les cognerais pas comme tu fais !
Je bondis devant ma mère en rugissant.
- Mais je veux qu’ils apprennent, qu’ils apprennent ! Ne vois-tu pas qu’ils deviennent des vagabonds ? qu’ils finiront en prison ? Ne comprends-tu donc pas où nous allons maintenant qu’ils grandissent ?
La simplicité avec laquelle mes parents s’adaptaient à cette situation me les faisait prendre en une aversion qui croissait chaque jour. Ils en étaient arrivés à oublier que moi, la plus jolie de la nichée, je me prostituais tous les soirs aux passants. Sans doute, il n’y avait pas d’autre moyen pour nous de ne pas mourir de faim, mais je me refusais à admettre que ce moyen fût accepté sans la révolte et les imprécations qui, nuit et jour, me secouaient. J’étais trop jeune pour comprendre que chez eux la misère avait fait son œuvre, tandis que j’avais toute ma jeunesse et toute ma vigueur pour me cabrer devant le sort.
Le chef de service, un grand homme de cinquante à cinquante cinq ans, les cheveux blond-roux partagés au milieu par une raie, la barbiche grisonnante, aux grandes mains semées de tâches de rousseur, avait l'air d'un lourd mâtin qui va, dans les buissons, croquer les poulets d'autrui.
- Keetje, mon Dieu, les petits n'ont pu aller à l'école depuis deux jours: comment voudrais-tu.. sans manger?
-Hein, faisais-je.
Et je me levais de mon vieux canapé et prenais au manteau tout un attirail de prostituée, qu'une fille morte de tuberculose avait laissé chez nous. Je mettais les bottines à talons démesurés, la robe à trois volants et à traîne, un trait de noir sous les yeux, deux plaques rouges sur les joues et du rouge gras sur les lèvres. Je levais tous mes cheveux sur le sommet de la tête pour me donner l'air plus âgée, car des les maisons de rendez-vous les patronnes, par crainte de la police, me chassaient quand elles voyaient ma frimousse de seize ans.
A midi, j'allais pour cinq "cents", dîner au "Lokaal". Tous les marchands de rue, de tourneurs d'orgue, les aiguiseurs de couteaux, enfin tous les gagne-petit de la rue, tous les éclopés, les épileptiques et les aveugles y mangeaient.
Eittel ne me permettait pas de parler musique. Quand je lui demandais de m'expliquer ce qu'eux entendaient dans les morceaux qu'ils jouaient, il répondait renfrogné:
- Cela ne s'explique pas, tu ne comprendras jamais.
- Parce que je ne l'ai pas appris, mais si je l'avais appris comme vous...
- Non jamais tu n'aurais compris.
Je sentais nettement sa conviction que j'étais d'une autre espèce, sur laquelle rien d'élevé n'avait prise, bonne tout au plus à leur servir de passe-temps.
dans ce moment-s-là, d'instinct, je cessai le tutoiement, en comprenant qu'en effet nous étions des étrangers et le resterions. Et une rage envieuse s'emparait de moi, car je savais que, si l'on s'était occupé depuis mon enfance de m'enseigner ce qu'il avait appris, je lui aurais été supérieure...
Je le sentais médiocre quand il parlait de Jean-Jacques. Pour lui une des tares de Jean-Jacques était d'avoir été domestique : "S'il n'avait pas été domestique, il n'aurait pas étalé ses plaies devant le monde..."
Je me disais bien que j'étais ignorante; mais étais-je ignorante ? ... Ma fois , je suis certaine que je connais autrement bien cela que Zola... Mieux encore, je sentais que je n'aurais jamais compris ni pénétré les gens d'une autre classe que celle dont j'étais sortie. Même si dorénavant tout contact entre ceux de ma classe et moi devait cesser, je les avait dans la moelle, et je ne m'assimilerais jamais l'âme des autres. alors Zola... D'où leur vient la prétention de nous connaître si facilement ? Nous ne pensons pas connaître ceux d'une autre classe: de là notre contrainte devant eux; nous ne savons jamais ce qu'ils nous réservent, et d'avance nous avons peur, comme de l'inconnu.