Citations de Nicolas Bouchard (148)
Démuni de commerce et à l'écart des grandes voies de communication, le quartier des Emailleurs n'attirait pas les foules, ce qui ne dérangeait guère ses habitants. Privilégiés et nantis, tirant leurs revenus - directement ou indirectement- de la porcelaine, tout ce beau monde s'enferma le soir venu derrière des pains mûres de granit, laissant les rues désertes et paisibles.
- Des boniments !s'exclama l'une d'elles. Nous, on compte pour rien !
- Aux yeux de Charles, on vaut moins que ses maudites assiettes à bourgeois.
- Une qui crève, une qui la remplace, c'est tout le sort qui nous attend. Et après ils disent qu'on coûte trop cher, qu'on gâche la marchandise et qu'on soigne pas assez notre travail. Et tout ça à s'empoisonner le sang pour deux francs cinquante par jour.
- Il y a du grabuge à l'usine Charles. Le préfet est prévenu et on rassemble tous les hommes disponibles.
- Une grève ?
-Je ne sais pas, en tout cas, ça barde là-dedans !
- Allons-y !
- Qu'est-ce que cela, l'usine Charles ?
[...]
- Charles Haviland : un des plus gros porcelainiers de la ville installé avenue Garibaldi. Le climat est mauvais en ce moment depuis que Millerand a fait voter la journée de 10h que les patrons refusent d'appliquer. Il faut craindre des troubles.
Il se tortilla la barbiche et continua sur un ton pédant :
- créée pour la vie de famille, pour une existence appliquée au détail, enfermée dans l'horizon restreint de son intérieur, la femme a reçu de la nature une intelligence en rapport avec cette destination. Physiquement et physiologiquement, votre cerveau manque de la force nécessaire pour supporter une attention de longue durée. Sa constitution lui refuse l'afflux de sang exigé non par la pensée elle-même, qui est une pure opération de l'esprit, mais aussi de la soutenir dans la recherche, la compréhension et l'enchaînement d'idées abstraites. C'est là, notez-le au passage, une des causes de la mobilité d'esprit de la femme et de son manque habituel de logique.
La jeune femme soupira : comme la plupart des ouvrières, la pauvre Raymonde finirait sans doute, à 35 ou 40 ans, les poumons dévorés par les poussières de porcelaine, à moins que le plomb employé par les décalqueuses ne lui empoisonne le sang ...
Elle la voyait impériale, recevant sa cour de courtisans chamarrés.
- Plus qu'une reine, vous croyez vraiment que..
Les yeux stupéfaits, bien sûr, elle ne la croyait pas. Marie-Adélaïde lui prit la main.
- Ne vous inquiétez pas, Joséphine, cela arrivera, Ou alors, je ne suis plus la Sibylle de la Révolution.
Le rapporteur continua encore à fustiger les étranges coutumes de la mère de Dieu, au grand amusement des députés. On n'avait certes pas si bien ri depuis longtemps dans cette salle de la Convention, faite de bric et de broc, véritable théâtre improvisé, où l'on trouvait d'immenses drapeaux, La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, d'austères décors peints en grisaille, des colonnes de faux marbres et une immense inscription La Loi.
Selon les ordres de la Convention, dans chaque section dix mères de famille, dix jeunes filles, dix vieillards, dix adolescents et dix très jeunes garçons furent choisis. Les femmes devaient être vêtues de blanc et les adolescents armés de sabres. Le commissaire de chaque groupe dut les rassembler, et tous avaient un rôle important, qu'ils ignoraient encore, à jouer dans la cérémonie.
Ce fut le départ.
Quarante-huit sections s'ébranlèrent de tous les quartiers de Paris. Ce fut comme si tout un peuple se mettait en marche, pour converger vers un point unique. Les commandants des forces armées de chaque division, secondés de leurs capitaines, veillaient à ce que le cortège conserve le décorum requis. Pas de retardataire, pas de bousculade : le peuple libéré devait marcher au pas et bien droit en obéissant aux ordres lancés par les officiers.
Des décennies plus tard, tous ceux qui avaient assisté à cette marée humaine pleine de fleurs, de chansons, de coups de canon et de tambour s'en souviendraient encore.
Les clients étaient introduits par Flammermont, solennel. Ils attendaient dans le petit salon de consultation aux murs tendus de noir. Un peu inquiets devant les grimoires mystérieux, les symboles ésotériques placés un peu partout et le fameux tarot, dont on disait qu'il remontait à l'Egypte ancienne, placé en évidence sur la table. La Sibylle apparaissait soudain, sans un bruit, silencieuse, coiffée d'une perruque blonde. Après un long moment, elle daignait s'intéresser à son client et lui murmurait d'une voix sépulcrale :
Marc Guillaume Vadier, député de l'Ariège, président et doyen du Comité de sûreté générale, le dominait d'une demi-tête. Grand, froid, élégant, portant perruque poudrée et habit de prix, rayé suivant la mode en vigueur, il affichait l'allure d'un riche bourgeois. Il savait rire et plaisanter avec les hommes et leur passait plus d'une fois la main sur l'épaule. Mais c'était pour mieux repérer l'endroit où la Grande Faucheuse ferait son travail. Vadier était un mystère. Il accomplissait sa tâche sans aucune pitié. Sous des dehors bonhommes et bons vivants, il possédait un acharnement insensé à pourchasser ses ennemis, ne pardonnait jamais le moindre affront.
Car c'est dans cet espace réduit, l'ancienne place (place du Carrousel) où les monarques donnaient leurs fêtes dans les palais qu'ils avaient construits, que se tenait le véritable gouvernement de la France de l'an II. D'un côté le Comité de salut public qui régnait sur les Tuileries et de l'autre côté, siégeant Hôtel de Brionne, le Comité de sûreté générale qui agissait dans l'ombre et n'hésitait pas à utiliser ruses, extorsions, chantage pour arriver à ses fins.
— Mes amis, nous avons du travail. Aidez-nous et vous serez pardonnés.
— Oui, monsieur l’abbé, pleurnicha la femme du concierge. Vous savez, nous avons toujours désapprouvé ce qui se passait ici.
— Cette catin pue l’hypocrisie, chuchota Müller à l’intention de Chalais.
— Alors, l’abbé, par où commençons-nous ? lança le juge.
L’ecclésiastique réfléchit.
— Il y a de nombreuses cellules sans doute encore occupées à l’étage. Vous allez avoir du travail, docteur Müller.
Le jeune médecin souleva sa sacoche.
— Je suis ici pour cela, saint homme.
— Cette prison était autrefois un couvent, expliqua La Madelle. Les hommes en ont fait d’abord un établissement pour filles de mauvaises mœurs, puis la plus honteuse des institutions engendrées par la République.
Un hall sinistre, qui avait dû être élégant à l’origine mais dont les peintures écaillées, les plâtres arrachés et les carreaux brisés montraient bien la décrépitude de l’établissement, desservait le rez-de-chaussée.
Les quatre compagnons trouvèrent là plusieurs groupes d’hommes et de femmes apeurés. La famille du concierge, les employés chargés des tâches les plus viles, des prostituées aussi. Il ne restait plus aucun enragé, plus de Jacobins au visage hautain et à la moue cruelle, plus de sans-culottes armés de piques. Non, il ne restait que les malheureux, serviteurs malgré eux, abandonnés par la République.
Il y avait encore beaucoup de monde dans la rue : des familles venues prendre des nouvelles d’un proche, mais aussi des curieux. Peut-être des provocateurs. La situation restait explosive...
— Je me nomme Müller, Héphaïstos Müller. Docteur en médecine. J’ai passé les dernières années en Alsace.
— Mon ami, laissa échapper le juge en lui serrant chaleureusement la main, je crains que votre office ne soit en ces lieux tout aussi utile que celui de ce saint homme et sans doute bien plus que le mien.
Enfin, tous les quatre pénétrèrent dans les Recluses.
Chalais jeta un coup d’œil derrière lui, lorsque les portes se refermèrent.
La Madelle approuva gravement :
— Si vous êtes émigré, comme je le pense, je comprends et compatis à votre douleur. Nous ne serons pas trop de quatre pour remettre de l’ordre dans cette antichambre de l’enfer. Venez.
L’émigré les salua tour à tour en enlevant son chapeau
L’huis s’entrouvrit timidement. Le concierge hébété sortit la tête au-dehors, incrédule.
— Et enlevez donc cela ! Vous tenez vraiment à vous faire tuer ?
Le prêtre enleva précipitamment le bonnet phrygien de la tête de l’homme.
— Oh oui, excusez-moi, monsieur le curé. Ils me forçaient à le mettre…
— Je le sais bien, allons-y ! Il nous reste tant de travail.
— Si vous me le permettez…
Un jeune homme venait de surgir derrière eux. Il portait des vêtements de belle étoffe, une fine perruque qui avait nécessité tous les soins d’un coiffeur. D’une main, il tenait une canne
au pommeau d’or et de l’autre, une sacoche de cuir.
— J’ai assisté à la scène, continua le nouveau venu. Je ne suis revenu qu’hier dans cette ville qui m’a vu naître, après avoir moi aussi appris la mort du tyran. Je n’y ai trouvé que ruines et morts. Vos paroles, l’abbé, sont les premières sensées que j’ai entendues depuis bien longtemps. Peut-être pourrais-je vous être utile. Je suis médecin.
L’abbé rejoignit l’avocat et le juge.
— Mes amis, c’est la Providence qui vous envoie. Il reste tellement à faire ici. Tellement d’âmes en peine à soulager. Seul, je n’y parviendrai pas.
— Nous sommes avec vous, l’abbé, déclara Pilar, qui avait repris son assurance.
— Et moi aussi ! s’enflamma l’avocat. Si vous n’aviez pas été là, de quelles nouvelles exactions aurions-nous été témoins ?
Les trois hommes se retournèrent vers la porte bardée de fer de la prison dont, il y a quelques heures à peine, l’aspect sévère terrifiait encore tous les passants.
— Bonhomme, ouvrez-nous ! Vous n’avez plus rien à craindre.
Soudain, il vit les deux hommes qui se frayaient un chemin jusqu’à lui.
— Ah, mais j’aperçois le juge Pilar et, mais oui, c’est maître Chalais ! Avec leur aide, je retournerai dans ces murs et délivrerai ceux qui subissent encore maintenant une injuste captivité. Les autres, je les remettrai aux autorités de la ville, qui statueront sur leur sort. Êtes-vous d’accord ?
Les nombreux Lyonnais massés rue Saint-Joseph hochèrent la tête, approuvant la modération tranquille de ces remontrances.
— Vive l’abbé ! cria-t-on.
— Vive l’abbé ! s’exclama à son tour Chalais en se plaçant à ses côtés.
Et la foule, calmée, commença à se disperser lentement.
— Allons lui prêter main-forte.
Ils se glissèrent à travers la meute maintenant apaisée. On entendait plus distinctement la voix de l’abbé :
— Mes enfants, je comprends votre colère. Elle est bien compréhensible, mais, je vous en conjure, ne vous conduisez pas comme ces bêtes sauvages qui tiraient vos maris, vos frères, vos enfants des prisons où elles les avaient jetés pour leur arracher la vie de la plus cruelle manière. Montrez que vous êtes meilleurs qu’eux. Il ne reste dans ces prisons que des concierges terrifiés, des femmes que les thuriféraires de Collot d’Herbois et de Fouché avaient enchaînées à leurs appétits brutaux. Hélas, elles sont toutes autant victimes que vous. Ne les sacrifiez pas à votre fureur.
Soudain, il vit les deux hommes qui se frayaient un chemin jusqu’à lui.