Originalement édité en tant que troisième partie de La Découverte australe par un homme volant ou le Dédale français qui contient des aventures dans des contrées imaginaires rappelant Les États et empires de la Lune ou Les Voyages de Gulliver, cette fiction proposant le point de vue inhabituel d'un animal sur la civilisation humaine fait penser aux contes philosophiques de Voltaire comme Micromégas, ou, plus encore par la forme choisie, lettre d'un singe établi parmi les hommes adressée à ceux restés dans leur forêt, aux Les Lettres persanes. Dommage que l'auteur n'en profite pas comme Montesquieu pour développer la réflexion dans les deux sens (sur la société française et sur la condition animale) et pour vraiment développer le jeu de la fiction : une veille des connaissances du temps sur les primates, collectées par les voyageurs, riche et surprenante, est repoussée dans les notes de fin d'ouvrage... alors qu'elle aurait pu être si amusante intégrée dans la bouche du singe défendant sa culture ou s'en plaignant.
Pourquoi un singe ? La naïveté simulée du singe permet de reconstruire une réflexion depuis zéro sur des thèmes sensibles (comme l'esclavage, la propriété privée ou la liberté sexuelle...), évitant ainsi les pensées préconçues et positions de principe, permettant de se libérer de l'ethnocentrisme, et même ici de l'anthropocentrisme. Plus encore, il fallait à Restif le point de vue d'une autre espèce - des espèces animales qu'on regarde toujours comme homogènes, où chaque individu vit dans des conditions à peu près similaires - pour mettre en évidence l'intolérable des inégalités au sein même de l'espèce la plus civilisée... - le noir esclavagisé puis le pauvre qui est le noir de l'intérieur. Le singe est une figure de l'homme qui n'aurait pas "chuté" de l'état de nature en croquant la pomme de la civilisation (les hommes seraient ainsi ce que Vercors a appelé des Animaux dénaturés). Que ce "sous-homme" constate avec pitié ou avec mépris la condition humaine est un comble pour les évidences de progrès. Les singes ne sont-ils pas plus heureux, harmonieux, innocents et équilibrés dans l'ignorance ? de bons sauvages ? Comme pour Rousseau dans le Discours sur l'origine des inégalités, les éléments de la civilisation, connaissances, lois, culture, etc. amènent paradoxalement l'Homme à se faire souffrir, à être frustré, envieux, jaloux, possessif, imbu de soi, sadique, hypocrite, mal-nourri, mal-soigné...
À la manière de La Lettre à l'éléphant de Romain Gary, derrière l'amusante fiction animalière se cache un pamphlet radical contre la civilisation européenne. Restif n'est pas qu'un penseur libertin (connu pour des textes pornographiques comme L'Anti-Justine, s'opposant à la cruauté immorale et misogyne de Sade) qui s'insurgerait contre le système féodal (critiques des inégalités sociales et économiques), ses critiques sont plus radicales : remise en cause du droit de propriété des terres, refus de tout esclavage, servage ou exploitation par le travail, possession physique par le mariage, dénonciation de la justice de classe, des abus de pouvoir de l'Église, de la condition animale, du luxe... éloge de la communauté de biens, de la liberté de déplacement, de l'amour libre... (presque l'un des seuls moments ou Restif évoque les mœurs des singes… de manière surprenante car César présenterait presque la manière des singes comme un viol… alors qu'il s'est révolté peu avant contre les abus sexuels infligés à une jeune noire par des négriers - Restif s'oppose clairement dans ses textes érotiques à la violence sexuelle de l'homme sur la femme). Cette critique radicale de la civilisation, contre-intuitive et souvent vue comme anti-moderne et réactionnaire - mais qu'on retrouvera dans l'anarchisme -, trouverait, d'après l'anarchiste David Graeber (cf. Au commencement était...), ses sources premières ou déclencheurs dans les récits de voyages des explorateurs, comme les célèbres Dialogues du baron de Lahontan et d'un Sauvage (qui serait le socrate indien Kandiaronk) qui confrontent l'Européen avec l'altérité. Le singe n'est-il pas ce sauvage indien ou noir, telle que les fiers européens se les représentent ? Or ceux-là lui renvoient une triste vérité : la civilisation est un habit qui recouvre une sauvagerie tout aussi méprisante voire pire.
Biologiquement, l'homme fait partie de la grande famille des singes. Et le singe qui s'exprime est l'auteur même, qui en s'éduquant, a fait naître un singe savant ou plutôt un singe qui joue au singe savant, se dispute avec d'autres singes savants, se moque des autres singes non-savants... L'Homme civilisé est une fiction inventée par des singes imaginatifs, un grand théâtre (on pensera aux peintures de La Grande Singerie de Chantilly du peintre Christophe Huet en début de XVIIIe siècle).
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