Cette possibilité de voyager, de vivre en toute simplicité et modestie, il fallait la payer. Le prix ? Ce qu'on attendait de lui ? Juste un peu de servilité. Un peu de mensonge. De la soumission. Des humiliations, comme tout le monde. Il n'y avait personne ici-bas qu'on n'eût pas un jour humilié. Ou plutôt : qui ne se fût résigné une fois à être humilié. Les adultes humiliaient les enfants. Les chefs, leurs subordonnés. On essuyait souvent des humiliations de gens rencontrés par hasard : une vendeuse, une infirmière. L'humiliation se présentait comme une loi universelle, une condition de normalité. Pour lui, c'était trop cher payé. C'était bon pour les autres, peut-être, pas pour lui.
De tout temps les soldats n'avaient jamais été qu'un matériau de construction : leurs os pavaient les routes qui menaient aux victoires, leurs crânes servaient de fondations aux arcs de triomphe. Nul ne connaissait leurs noms. À quoi bon connaître les noms des poutres et des briques ? Les soldats étaient par définition des choses sans visage et sans nom. Tous au cordeau derrière un seul calot, une seule botte. Là était leur raison d'être. Plus ils étaient anonymes et impersonnels, plus ils étaient fiables.
Irkoustk était bien connu pour ses crimes de rue. En fin de soirée, on se prenait facilement un cocard ou une lame de couteau dans les côtes. ça se battait sans arrêt. Au nom de quoi ? De l’argent, sans doute. Ou, parfois, du simple droit à la vie. Car ici, malgré tout, les gens mouraient. Refuge des immortels, la ville ne l’était qu’en apparence. Des accidents s’y produisaient sans cesse, on se mettait à la morgue des cadavres anonymes, des ivrognes se bagarraient. On se cognait dessus à coups de bouteilles, de clés à molette, de pelles, de coups-de-poing américains…C’était la guerre de tous contre tous.
Comment pouvait-il en être autrement ? On manquait de place. On se marchait dessus. On roulait en tas. On s’agglutinait dans les magasins. On faisait la queue même au cinéma. Parfois, ça se battait. Oyo…qu’aurait dit grand-mère Katé ? Ici, c’était toujours la même chanson : dyngdy-dyngdy. Vilaine comme chanson, la chanson du fer. Ils étaient trop à l’étroit, mais ne voulaient pas se disperser. Massés en troupeau, ils beuglaient.