La charge mentale d’une cinquantenaire
En 2018, la journaliste Olivia de Lamberterie publiait un essai, Avec toutes mes sympathies, où elle évoquait son frère Alexandre, qui s’était suicidé trois ans auparavant, et qui ne cessait de l’encourager à écrire. Son premier roman, Comment font les gens ?, a pour personnage principal une femme d’une cinquantaine d’années, mariée et mère de trois filles, qui laisse divaguer ses pensées durant une journée. Ce principe narratif est bien connu, et la critique littéraire qu’elle est ne saurait l’ignorer. Trois des plus illustres exemples ont d’ailleurs été publié il y a une centaine d’années. Pour la version masculine, on pense à James Joyce qui, en 1922, mettait en scène, dans Ulysse, Leopold Bloom et Stephen Dedalus, relatant leurs monologues intérieurs. Bien sûr, comment ne pas évoquer Mrs Dalloway, de Virginia Woolf, qui en 1925 évoquait le quotidien d’une maîtresse de maison perdue dans ses pensées, ainsi qu’en 1927, Vingt-quatre heures de la vie d'une femme de Stefan Zweig.
Le début
Un matin de décembre, Anna, éditrice, se sent triste, et la pensée des drames qui affligent le Monde contemporain ne fait qu’augmenter son mal-être. Mais elle a a appris avec le temps qu’il fallait garder pour soi ses trop forts emportements, aidée par une mère pour qui tout devait être relativisé. C’est avec l’art qu’elle transcende ses peines du quotidien, tout en se demandant pourquoi on a tendance à toujours voir le verre à moitié vide, à recenser les malheurs de l’existence et non pas les petits bonheurs du jour. Joy et Félicité, ses deux filles, ont 13 et 16 ans, des âges ingrats où elles se débattent du mieux qu’elles peuvent. Quant à son mari Peter, il a ce matin essayé, tant bien que mal, de recoller les morceaux d’une nuit houleuse, mais Anna reste de marbre, lui rappelant que sa fille aînée, Allegra, viendra dîner le soir même et qu’ils devront faire comme si de rien n’était. Se retrouvant seule dans l’appartement, elle s’est alors demandé ce qu’elle allait bien cuisiner pour sa fille à la radicalité prononcée.
Analyse
La narration de Comment font les gens ? Nous emmène dans les pensées de cette fameuse Anna, et de souvenir en souvenir nous reconstituons quelques bribes de son enfance et de sa vie d’adulte. On se retrouve dans un flux de conscience que les écrivains modernistes appréciaient particulièrement. Cela permet à Olivia de Lamberterie de déployer un style à la fois familier et soutenu, mélangeant les genre au gré des déambulations de son personnage. Elle ponctue aussi son récit de divers messages numériques, envoyés par ses proches ou bien issus de diverses applications d’actualité en continu. Cela apporte au roman une touche de modernité, et, bizarrement compte tenu du fond de ses nouvelles pas très joyeuses, apporte quelques petites parenthèses douces et amères en même temps, permettant de s’extraire des idées moroses qui assaillent la protagoniste. Car elle en a bien conscience, Anna ne se sent vraiment pas bien en cette journée de décembre.
À la lecture de Comment font les gens ?, on peut légitimement se poser quelques questions sur l’état mental d’Olivia de Lamberterie. Car son roman est truffé de l’ensemble des plaies du quotidien, passant des conflits internationaux à la démence, évoquant l’obsession de la jeunesse et les diverses agressions, plus ou moins graves, dont son victimes les femmes. Le livre se concentre tout particulièrement sur cette fameuse charge mentale, que ressentent de nombreuses femmes sur qui pleuvent des injonctions souvent contradictoires. Ainsi, comme l’autrice l’écrit très bien, elles doivent à la fois avoir un visage sans rides tout en rejetant la chirurgie esthétique, porter des enfants tout en assumant une carrière à succès, accomplir les tâches ménagères tout en promouvant des discours féministes. Tout ceci semble des banalités, et pourtant la somme de ces maux donne le vertige. C’est bien de l’avoir en tête, c’est encore mieux de poser des mots sur ces tensions quotidiennes qui pèsent lourd.
Le positionnement de la protagoniste de Comment font les gens ? est d’ailleurs intéressant. Anna est née dans les années 1960, d’une mère qui assume pleinement ses engagements féministes. Elle a élevée sa fille selon les préceptes de Françoise Dolto, et n’a jamais négligé sa vie de femme, à la sexualité épanouie. Mais Anna a également trois filles, qui ont vécue très tôt pour les deux dernières le phénomène « me too », et qui portent en étendard leur volonté de s’affirmer dans un monde encore trop centré sur les valeurs masculines. Coincée entre deux versions des luttes féministes auxquelles elle adhère, Anna s’est frayé un chemin, a développé une carrière tout en se mariant et en assumant une vie moins bohème que celle de sa mère. Ne s’aimant visiblement pas, elle reste obnubilée par le regard que les autres portent sur elle, oubliant souvent de s’interroger sur son propre bonheur. Heureusement elle peut compter sur ses amie, avec qui elle partage tout, et qui font face ensemble aux tracas de tous les jours.
Lien :
https://panodyssey.com/fr/ar..