Orianne Charpentier - Rage
Le corps est un traitre. Il dit tout, même ce que l'on veut taire.
Pour moi, le monde est un peu comme celui d'Harry Potter. Je veux dire par là que, quand on croit, on croit que le monde n'est pas seulement celui qu'on voit, que le réel n'est pas seulement ce qui est visible. On croit que toute vie a un sens et une importance infinie, que chaque individu sur cette terre porte une promesse qui le lie aux autres, une promesse dont il n'a même pas conscience, la plupart du temps. On croit aussi que chaque choix que l'on fait a des conséquences sur le reste du monde, et que, quand c'est un choix d'amour, il porte de beaux fruits, et quand c'est un choix de non-amour, il porte des fruits amers. Et que même ces fruits amers, quand on y croit et quand on aime, peuvent être transformés en quelque chose de meilleur. Bref, on croit que toute vie est une lutte contre le mal et la mort, et que, dans cette lutte, les seules armes que l'on a, ce ne sont pas des pouvoirs magiques, c'est l'amour...
Une autre peur s'empare d'elle. La jeune femme médecin a parlé d'une loi. Elle sait ce que ce mot veut dire, elle répugne à l'idée d'en enfreindre. Pas par crainte d'un châtiment mais parce que, à présent qu'elle se sent guérir sur cette terre nouvelle, elle veut en suivre les sillons. Elle veut y vivre en harmonie, selon les règles. Elle qui vient d'un pays où l'Etat se conduit en bourreau, où tous les droits sont bafoués, elle a soif d'une justice qui vaudrait pour tous.
(p. 70)
Tandis qu'ils roulent sur le périphérique, dans la lumière stroboscopique des réverbères, une panique sourde monte en elle. Cette course lui en rappelle une autre. Elle a l'impression que son nouveau monde pourrait s’écrouler encore, comme l'ancien. C'est ce qu'elle a appris en mille ans d'existence : chaque seconde de nos vies, chaque battement de cœur, peuvent être le compte à rebours d'une catastrophe imminente.
Jade disait qu'il y a des tas de romans dans une gare. Que les vies sont comme les rails : parfois elles s'étirent en parallèle, parfois elles se croisent. Que chaque train qui s'éloigne contient au moins une histoire qui finit et une autre qui commence.
- Avant , la plage où ...
Avant, il y avait des mangroves tout autour, des forêts de palétuviers qui faisaient une transition entre la terre et la mer, et qui donnaient du poisson aux pêcheurs ... On les a arrachées pour construire des hôtels de luxe, mais ces mangroves ... on pense qu'elles protégeaient les côtes de la violence des raz-de-marée ...
Ca m'a déchiré le cœur.
Et en même temps ça m'a soulagé.
Pour Albert, le coupable dans notre tragédie, ce n'était pas moi.
Ce n'était même pas Dieu, ou le hasard, ou l'absurdité de la vie.
C'était la disparition des mangroves.
« Dépression hostile », c'est comme ça qu'ont dit les médecins. C'est ainsi qu'ils ont appelé sa colère, à l'hôpital où elle a été envoyée peu de temps après son arrivée en France.
A l'époque, elle ne comprenait pas la langue de ce pays, ni les coutumes, ni les façons d'être des gens. Elle se méfiait de tout le monde, même des éducateurs du foyer d'urgence où on l'avait placée. Leur bienveillance lui semblait pire que tout : et si c'était une ruse, un stratagème grossier pour mieux abuser d'elle ?
(p. 27)
- [...] Et je crois qu'il n'y a pas de fatalité, qu'on peut décider de sa vie....
- Tu vis dans un pays en paix !, le coupa-t-elle en bégayant ( ses mots fusent comme des balles ; mais au moment de franchir ses lèvres, ils butent sur tout ce qu'elle ne peut pas lui dire). Et tu trouves ça normal ! La liberté aussi, tu trouves ça normal. Et la mort, pour toi, pour tout le monde ici, c'est injuste. Mais ailleurs dans le monde, c'est la mort qui est normale. Et la vie, c'est un accident !
Pour moi, le monde est un peu comme celui d'Harry Potter. Je veux dire par là que, quand on croit, on croit que le monde n'est pas seulement celui qu'on voit, que le réel n'est pas seulement ce qui est visible. on croit que toute vie a un sens et une importance infinie, que chaque individu sur cette terre porte une promesse qui le lie aux autres, une promesse dont il n'a même pas conscience, la plupart du temps. On croit aussi que chaque choix que l'on fait a des conséquences sue le reste du monde, et que, quand c'est un choix d'amour, il porte de beaux fruits, et quand c'est un choix de non-amour, il porte des fruits amers.
Avant l'enfer, il y avait eu la peur. Les valises faites en hâte, les sacs entassés dans le coffre de la voiture et jusque sur la banquette arrière, où elle s'était retrouvée serrant son petit frère contre elle.
Ils avaient roulé quelques heures, avec son père crispé au volant et sa mère trop pâle. Quelque chose s'était déchiré, des ombres avaient envahi le pays, des bêtes au visage d'hommes qui menaçaient de les prendre en étau - entre les geôles d'Etat où disparaissaient par milliers les opposants politiques et les massacres de conquérants fous.
Ils avaient roulé sur la route poussiéreuse, plus lentement qu'ils ne l'auraient voulu, et Rage croisait parfois le regard de plus infortunés qu'eux, qui fuyaient à pied, portant sur leur dos des paquets ou des enfants épuisés.
(p. 20-21)