AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Citations de Ottessa Moshfegh (65)


INCIPIT
Élévation
Ma salle de classe était au rez-de-chaussée, à côté de l’appartement des bonnes sœurs. Le matin, j’allais vomir dans leurs toilettes. Une des bonnes sœurs saupoudrait toujours la cuvette de talc, l’autre bouchait le lavabo et le remplissait d’eau. Je ne les comprenais pas. L’une était vieille, et l’autre, jeune. La jeune me parlait de temps en temps, elle me demandait ce que je comptais faire pendant le long week-end, si j’allais voir ma famille à Noël, et cætera. La plus vieille, dès qu’elle me voyait approcher, regardait ailleurs et serrait son habit dans ses poings.
Ma salle de classe était autrefois la bibliothèque de l’école, une vieille bibliothèque en désordre, avec des livres et des revues absolument partout, un radiateur qui sifflait et de grandes fenêtres embuées qui donnaient sur la 6e Rue. À l’avant de la salle, à côté du tableau noir, j’avais réuni deux tables d’écolier pour en faire mon bureau. Tout au fond, je gardais un sac de couchage en duvet dans un carton, caché sous de vieux journaux. Entre les cours, je sortais le sac de couchage, je fermais la porte à clé et je faisais la sieste jusqu’à ce que sonne la cloche. En général, j’étais encore ivre de la veille. Parfois, je buvais un verre en déjeunant au restaurant indien du coin de la rue, histoire de tenir le coup – de la bière de froment au goût prononcé dans une petite bouteille marron. Il y avait bien le McSorley’s non loin de là, mais je n’aimais pas la nostalgie qui se dégageait de cet endroit. Ce bar me faisait lever les yeux au ciel. J’allais rarement à la cantine de l’école. Chaque fois, le directeur, M. Kishka, m’arrêtait et, avec un grand sourire, me disait : « Ah, voilà la végétarienne. » Je ne sais pas pourquoi il me considérait comme une végétarienne. À la cantine, je prenais des bâtonnets de fromage préconditionnés, des nuggets de poulet et des petits pains gras.
J’avais une élève, Angelika, qui venait déjeuner avec moi dans ma salle de classe.
« Mademoiselle Mooney, m’appelait-elle. J’ai un problème avec ma mère, en ce moment. »
Je n’avais que deux copines, dont elle. Nous n’arrêtions pas de discuter. Un jour, je lui ai expliqué que se faire éjaculer dedans ne fait pas grossir.
« Faux, Mademoiselle Mooney. Ça fait grossir le ventre. C’est pour ça que les filles deviennent si grosses du ventre. C’est des salopes. »
Elle allait voir son petit ami en prison tous les week-ends. Chaque lundi, j’avais droit à un nouveau topo sur les avocats de son fiancé, sur le fait qu’elle était amoureuse de lui, et ainsi de suite. Elle arborait toujours la même expression. On aurait dit qu’elle connaissait déjà toutes les réponses à ses questions.
J’avais un autre élève qui me rendait folle. Popliasti. C’était un élève de seconde, maigre, blond, sujet à l’acné, avec un fort accent. « Mademoiselle Mooney, me disait-il, debout devant sa table. Laissez-moi vous aider sur ce problème. » Il me prenait la craie des mains et dessinait au tableau une bite et des couilles. Cette bite et ces couilles étaient devenues une sorte d’emblème de la classe. Elles figuraient sur tous les devoirs des élèves, sur leurs copies d’examen, elles étaient gravées sur toutes les tables. Je n’y voyais pas d’objection. Ça me faisait rire. Pourtant, avec Popliasti et ses interruptions permanentes, il m’est arrivé de perdre mon sang-froid.
« Je ne peux rien vous apprendre si vous vous comportez comme des animaux ! criais-je.
– On ne peut pas apprendre si vous hurlez comme une folle, avec vos cheveux en bataille », répondait Popliasti en courant tout autour de la salle et en faisant valser les livres sur les rebords de fenêtres. Je me serais bien passée de lui.
Mes élèves de terminale, eux, étaient tous très respectueux. J’avais pour mission de les préparer aux examens d’entrée dans les universités. Ils venaient me voir avec des questions pertinentes concernant les maths et le vocabulaire, auxquelles j’avais du mal à répondre. Il m’est arrivé quelquefois, en cours de calcul, de m’avouer vaincue et de passer toute l’heure à pérorer sur ma vie.
« La plupart des gens ont essayé la sodomie, leur disais-je. N’ayez pas l’air si surpris. »
Et : « Mon petit ami et moi, on n’utilise pas de préservatifs. C’est comme ça que ça se passe quand vous faites confiance à quelqu’un. »
Quelque chose, dans cette ancienne bibliothèque, maintenait le directeur Kishka à distance. Il savait, je crois, que s’il y mettait un jour les pieds, il se verrait obligé de tout nettoyer et de se débarrasser de moi. La plupart des livres étaient des volumes dépareillés d’encyclopédies obsolètes, des bibles ukrainiennes, des Alice Roy. J’ai même trouvé des revues pour adolescentes sous une vieille carte de l’Union soviétique repliée dans un tiroir attribué à SŒUR KOSZINSKA. Une des rares choses valables était une vieille encyclopédie des vers de terre, un volume sans couverture, épais comme le poing, fait d’un papier fragile, déchiré aux coins. J’ai essayé de la lire entre deux cours, n’arrivant pas à dormir. Je l’ai prise dans le sac de couchage avec moi, j’ai forcé la reliure et j’ai laissé mes yeux glisser sur les petits caractères moisis. Chaque entrée était plus invraisemblable que la précédente. Il existait des vers ronds, des vers en fer à cheval, des vers à deux têtes, des vers avec des dents taillées comme des diamants, des vers aussi gros que des chats domestiques, des vers qui chantaient comme des criquets ou pouvaient se changer en petits cailloux ou en lis, ou savaient ouvrir leurs mâchoires pour faire place à un bébé humain. Mais quelles conneries est-ce qu’on refourgue aujourd’hui aux enfants ? ai-je pensé. J’ai dormi, je me suis réveillée, j’ai donné mon cours d’algèbre et je suis retournée dans mon sac de couchage. J’ai remonté la fermeture Éclair jusqu’au-dessus de ma tête. Je me suis enfouie tout au fond et j’ai appuyé sur mes yeux pour les fermer. Ma tête cognait et j’avais l’impression d’avoir des serviettes en papier mouillées dans la bouche. Quand la sonnerie a retenti, je suis ressortie et j’ai trouvé Angelika avec son déjeuner dans un sac en papier. Elle m’a dit : « Mademoiselle Mooney, j’ai quelque chose dans l’œil et c’est pour ça que je pleure.
– D’accord. Ferme la porte. »
Le sol était en lino, avec des carreaux noirs et jaune pisse. Les murs étaient luisants, craquelés et jaune pisse.

J’avais un petit ami qui était encore à l’université. Il portait les mêmes vêtements tous les jours : un pantalon Dickies bleu et une chemise très fine, genre chemise de cow-boy, avec des boutons pression opalescents. On pouvait voir ses poils de torse et ses tétons à travers. Je ne disais rien. Il avait un beau visage, mais de grosses chevilles et un cou mou, fripé. « Il y a des tas de filles à la fac qui veulent sortir avec moi », disait-il souvent. Il faisait des études pour devenir photographe, ce que je ne prenais pas du tout au sérieux. Je me disais qu’il travaillerait dans un bureau après son diplôme, qu’il serait bien content d’avoir un vrai boulot, qu’il serait heureux et fier d’être employé, un compte en banque à son nom, un costume dans son placard, etc., etc. Il était gentil. Un jour, sa mère est venue de Caroline du Sud pour nous rendre visite. Il m’a présentée comme étant sa « copine qui habite downtown ». La mère était épouvantable. Une grande blonde aux seins refaits.
« Qu’est-ce que tu mets sur ton visage le soir ? » : voilà ce qu’elle m’a demandé pendant que le petit ami était aux toilettes.
J’avais trente ans. J’avais un ex-mari. Je touchais une pension alimentaire et je bénéficiais d’une assurance-santé correcte grâce à l’archevêché de New York. Mes parents, installés dans le nord de l’État, m’envoyaient des colis remplis de timbres-poste et de thé décaféiné. Je téléphonais à mon ex-mari quand j’étais ivre et je me plaignais de mon travail, de mon appartement, du petit ami, de mes élèves, de tout ce qui me passait par la tête. Lui s’était remarié, à Chicago. Il était dans le juridique. Je n’ai jamais compris quel était son travail, et il ne me l’a jamais expliqué.
Le petit ami venait et repartait les week-ends. Ensemble, on buvait du vin et du whisky, ces choses romantiques qui me plaisaient. Il tolérait. Il fermait les yeux, je crois. Mais, dès qu’il s’agissait de la cigarette, il était aussi bête que les autres.
« Comment est-ce que tu peux fumer autant ? disait-il. Ta bouche sent le bacon.
– Ha ha », répondais-je de mon côté du lit. Je me cachais sous les draps. La moitié de mes vêtements, de mes livres, de mon courrier non lu, de mes tasses, de mes cendriers – la moitié de ma vie était coincée entre le matelas et le mur.
« Raconte-moi ta semaine, demandais-je au petit ami.
– Eh bien, lundi, je me suis réveillé à 11 h 30. »
Il pouvait continuer comme ça toute la journée. Il était originaire de Chattanooga. Il avait une belle voix, douce, un timbre agréable, comme une vieille radio. Je me levais, je remplissais un mug de vin et je m’asseyais sur le lit.
« La queue à l’épicerie était normale », déclarait-il.
Plus tard : « Mais je n’aime pas Lacan. Quand les gens sont incohérents à ce point, ça veut dire qu’ils sont arrogants.
– Paresseux. Oui. »
Quand il avait fini de parler, on pouvait sortir dîner. Ou boire des verres. Tout ce que j’avais à faire, c’était m’asseoir et lui dire quoi commander. Il s’occupait de moi comme ça. Il fourrait rarement son nez dans ma vie privée. Quand il le faisait, je me transformais en femme émotive.
« Pourquoi est-ce que tu ne lâches pas ton travail ? demandait-il. Tu peux te le permettre.
– Parce que j’adore ces jeunes. »
Mes yeux se mouillaient de larmes. « Ce sont des êtres tellement merveilleux. Je les adore. » J’étais ivre.
J’achetais toujours ma bière à la bodega au coin de la 10e Rue Est et de la Première Avenue. Les Égyptiens qui tenaient le magasin étaient tous très beaux et généreux. Ils m’offraient des bonbons gratis – des Twizzlers en paquets individuels, des Pop Rocks. Ils les déposaie
Commenter  J’apprécie          00
AH, LE SOMMEIL. Rien ne pouvait me donner autant de plaisir, autant de liberté, le pouvoir de sentir, de bouger, de penser, d’imaginer, loin des misères de ma conscience éveillée.
Commenter  J’apprécie          00
Depuis l'adolescence, j'avais oscillé entre le désir de ressembler à la WASP gâtée que j'étais et celui de ressembler à la nullarde que je pensais être et que j'aurais dû être si j'avais eu un peu de courage...
J'essayais simplement de passer le temps. Je me disais qu'en faisant normales - garder un emploi, par exemple - je pourrais étouffer la part de moi qui détestait tout. Si j'avais été un homme, je me serais peut-être tourné vers une vie de criminel.
Commenter  J’apprécie          00
Depuis l'adolescence, j'avais oscillé entre le désir de ressembler à la WASP gâtée que j'étais et celui de ressembler à la nullarde que je pensais être et que j'aurais dû être si j'avais eu un peu de courage.
Commenter  J’apprécie          00
Il était trop facile de laisser venir les choses tranquillement et ne mener nulle part.
Commenter  J’apprécie          00



Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Lecteurs de Ottessa Moshfegh (699)Voir plus

Quiz Voir plus

Autobiographies de l'enfance

C’est un roman autobiographique publié en 1894 par Jules Renard, qui raconte l'enfance et les déboires d'un garçon roux mal aimé.

Confession d’un enfant du siècle
La mare au diable
Poil de Carotte

12 questions
69 lecteurs ont répondu
Créer un quiz sur cet auteur

{* *}