Dans les yeux de Jade de
Patrice Lelorain aux éditions Albin Michel
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Et de son côté, comment Jade me regardait-elle ? A sa façon de me prendre à témoin, en ces jours où elle avait découvert la pluie, la grêle et l'orage, à sa manière de tourner vers moi l'air scandalisé, m'incitant à intervenir, à rétablir presto dans la cour une météo décente, je dirais qu'au début Jade me prêtait une puissance sans limites. Maintenant que mon influence médiocre sur le ciel et les éléments semblait acquise, je n'en conservais pas moins à ses yeux un incontestable prestige, quotidiennement entretenu par mon aptitude au concours de gros dos (rodéo), par mes inoxydables talents de transformiste qui à volonté me faisaient passer du molosse furieux au plus tendre des maîtres (planche à repasser), par la précision millimétrée de mon lancer de souriceau, par le langage multigenre que nous élaborions ensemble (avec le concours grammatical de Diane), enfin, par une franche complicité où son désarmant abandon dopait généreusement ma fibre protectrice. Las ! Les torrides chaleurs de Jade me laissaient presque aussi démuni que face à la grêle, ou la pluie.
Amis des chats ou non, il ne s'est trouvé personne qui, en voyant Jade pour la première fois, n'ait été frappé par sa spectaculaire beauté. Ces compliments sans cesse renouvelés, qu'elle recueillait avec la fraîcheur d'une jeune princesse, faisaient mouche dans une zone de mon être jusque-là silencieuse et, même si elle s'en défendait, ne déplaisaient pas à Diane. Certaines connaissances, j'en ai la conviction, sont venues dîner chez nous en partie pour revoir Jade. J'ai le souvenir d'invitées scandant plusieurs soirées avec des "Qu'est-ce qu'elle est belle !", "Qu'est-ce qu'elle est mignonne !" sans aucun rapport avec la conversation, comme une rumination enchantée, comme un ruisseau déborde dans un doux murmure.
Quand j'observais une salers, une demi-salers, ou même une aubrac léchant son petit avec des trésors d'affection me revenaient illico les enseignes de boucherie "Veau sous la mère", et mon cœur se serrait. Le pire est que mes états d'âme ne me conduisaient pas vers une transformation radicale de mon régime alimentaire. (...). Alors, pour des raisons éthiques cette fois, je réduisais ma consommation de viande, que j'avalais dans le plaisir et la culpabilité. Je me sentais affreusement ordinaire. Au bout d'un chemin abrupt menant à une masure, nous avions rencontré un éleveur de salers. La veille, ce septuagénaire
très rustre avait vendu son veau, auquel il s'était attaché. Parmi un flot de paroles souvent indéchiffrables revenait telle une litanie : "Le pôvre, je le plaing !" Voilà où nous en étions. Pour survivre, l'homme avait envoyé son copain à la mort, et il le pleurait. Quant à moi, je m'en régalerais peut-être à l'Auberge de l'Aspre, avant de le regretter.
Lorsque nous nous croisions, madame S. plantait devant moi sa forte stature, seins et ventre en avant, enchaînant mon regard dans la lavande rieuse de son iris envapé avec l'aplomb des femmes qui tout le long de leur existence savent tirer parti de leurs atouts. Jolie, ma voisine l'était demeurée sans doute longtemps, une beauté dont sans hésiter je situerais le source à l'Est, du côté de la Pologne ou de l'Ukraine, grande blonde à pommettes, traits fins maintenant dilatés par la picole mixée aux antidépresseurs, et des mains mouchetés de taches traîtresses. En dépit de son élocution pâteuse, le ton restait très ferme, et l'emploi du "je" lorsqu'elle évoquait maison, plantes précieuses ou dépendances, vous disait de quel côté chez les S. venait l'argent.
Davantage encore que les grandes joies, les grands malheurs ont quelque chose d'irréel, et leur approche tient du rêve éveillé.
A propos de pâturages, les salers, ces vaches emblématiques de la région, ne faisaient plus partie intégrante du décor. Il y a une décennie, au début de notre ancrage saisonnier dans les monts du Cantal, tout le pays était rouge, la robe auburn de ces bêtes massives, entre aurochs et bisons, tapissait chaque versant, chaque plateau, des gorges de la Maronne aux vallées de la Jordanne te de Cheylade, de Moussages à Tournemire (...). Impossible d'imaginer que ces animaux, indissociables de ces paysages grandioses, puissent un jour être menacés. Et pourtant. Petit à petit, nous avions vu ici et là une ou deux charolaises venir éclaircir des troupeaux, en même temps que sur la carte des restaurants fleurissait l'appellation demi-salers. Puis, de l'Aveyron voisin étaient venues les aubracs, en nombre. L'arrivée massive de ces gracieux bovins au tendre regard maquillé, dont j'appréciais la présence du côté de Mur-de-Barrez ou de Nasbinals, ici me chagrinait. La vérité du lieu m'en semblait affectée. Et que dire de ces bandes de charolaises qui commençaient à défigurer le Mauriacois ! Comme toujours, les raisons de ce bouleversement étaient économiques. Exigeant la compagnie de leur veau durant la traite ainsi que sa tétée préalable, les salers donnaient moins de lait. L'hiver, quand il fallait les rentrer, leurs longues cornes prenaient plus de place à l'étable. Et seule leur partie postérieure était comestible. Alors, on les disait difficiles, et les nouveaux éleveurs se tournaient vers la rentabilité !
Jusqu'à ce samedi après-midi où madame S. a sonné à notre porte, accompagné de son mari, un peu en retrait, qui lui apportait un soutien embarrassé. "J'ai un problème..." a -t-elle grincé sans préambule. Faute à un tube massif des années soixante-dix, l'introduction "J'ai un problème" chez moi convoque sans délai la rime "Je crois bien que je t'aime". Agressive à souhait, madame S. m'a vite sorti de ma mélodie sucrée.
Un homme peut-il identifier le sommet de sa courbe ? Non. Pourtant Muhammad Ali, au fur et à mesure qu’il se trouve et s’élève, réalise que sa trajectoire passe par son sacrifice. La série de combats qu’il livre avant sa radiation est tout électrisée de cette urgence. Huit matchs limpides où le geste rejoint le verbe. Seize mois très pleins (trente-six mois et dix matchs si n incluse les deux Liston), où le champion plane sur la boxe mondiale, qui susciteront une nostalgie que douze ans de règne de Joe Louis n’ont su éveiller. Elle est là, la magie d’Ali.
Aiguillonné par Dundee et Bundini, Ali colorie la neuvième reprise en se muant une nouvelle fois en papillon, puis en abeille. Saoulé de coups, Joe Frazier n’avance plus. Epaules en mouvement, mâchoire ruminante, gants frottants l’un contre l’autre, il évoque un gros bourdon qui sentirait venir la fin de l’été. Où puise-t-il l’énergie pour acculer Ali dans les cordes ?… Inlassablement, le tronc de Joe décrit des huit. Une droite d’Ali lui rafraîchit la nuque. Joe se ramasse, et se défend.
Boxeur, acteur et prophète, Ali, lui, cumule les rôles. Et ce n’est pas toujours facile. Il était Black Muslim ; aujourd’hui il se sent, avant tout, noir et musulman, mais il ne peut pas le dire.