Paul Perrève,
médecin de
campagnePaul PERREVE raconte ce que fut sa vie de
médecin de
campagne en haute Ardèche. Il évoque la dureté de la vie paysanne, qui l'inspira pour son livre "
La burle" (édition Esperluette).
Paul PERREVE évoque la
pratique de la
médecine de
campagne, et les mutations sociologiques dont il fut le témoin. Il décrit la dureté du
paysage ardéchois : les vents du
nord (
La burle), les champs pentus,...
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Mais la misère n'est pas un décor. Elle marque d'une empreinte pathétique, indélébile les visages et les corps où elle s'est installée. La misère, ce sont ces yeux grands ouverts d'enfants apeurés, qui me scrutent derrière des visages barbouillés de morve et de crasse. Ils sont là, ces enfants, dans leurs habits aux couleurs incertaines, fanés, usés, reprisés, trop longs ou trop courts, maintenus par des boutons dépareillés, par des ficelles de lieuse ou des bretelles délabrées. Ils sont là sous leurs tignasses sombres et laineuses que de maladroits ciseaux ont coupées, avec leurs mains sales, leurs genoux écorchés, leurs jambes couvertes d'impétigo, les pieds dans des brodequins sous lacets.
Et ce vieillard assis sur un tabouret à traire, emmitouflé sous une épaisse couche de gilets, de vestes et de cache-nez, un vrai portemanteau ; le menton appuyé sur sa canne sculptée, il m'épie de son œil rougi qui coule en permanence.
La femme debout auprès de ses enfants porte une jupe retenue par un élastique qui apparaît à la taille, un tricot de laine constellé de taches. Encore jeune, déjà les marques de la vieillesse s'inscrivent sur son visage fatigué, usé, sans âge, sur son regard que ternit l'indifférence, n'exprimant plus depuis longtemps la plus fugace émotion.
Un enfant se cache le visage contre sa jupe en me lorgnant à la dérobée ; doucement la femme le repousse, d'un geste doux comme une secrète caresse.
La misère est silencieuse. Les enfants, la femme, le vieillard me regardent et se taisent. Ni bonjour ni rien. Le vieux a bien marmonné quelque chose, mais c'était peut-être une injure. La femme s'essuie les mains sur la jupe et passe la porte de la chambre contiguë sans même m'inviter à la suivre.
Dans ces misérables tanières il n'y a bien souvent qu'une chambre sans chauffage encombrée de lits de fer, de matelas à même le sol, de berceaux aux planches mal jointes. C'est peu de dire qu'on y est à l'étroit. Pour arriver jusqu'au malade, il faut se frayer un passage entre les obstacles, enjamber une couche où dort un gosse.

"Le Haut Vivarais - années 60 - médecin de campagne"
Dans ce haut Vivarais, le contrôle des naissances n'est pas encore entré dans les mœurs ; à l'école, on apprend le catéchisme comme la table de multiplication. Or la religion enseigne qu'il est bon de faire des enfants alors on fait des enfants. Ce n'est d'ailleurs pas sans fierté que mes clientes m'annoncent leur petit douzième, leur gracieux quatorzième...... Moi qui vois comment ils vivent, qui n'ignore rien de leur détresse, j'essaie bien de leur donner des conseils de modération, à quoi mes braves paysans me rétorquent qu'ils vont "remonter leur outil au grenier"! Le résultat, c'est que, quelques mois plus tard, je me retrouve au pied du même lit, aussi angoissé que ce soir.
- Que voulez-vous, docteur, m'affirma un jour une enfanteuse chronique, mon mari, il est si fort qu'il me met enceinte rien qu'en me regardant!
Certes, il en est bien quelques uns qui tâchent, par des méthodes expéditives, de remédier à l'excès de naissances comme ce mari simplet et brutal qui donne des grands coups de pied dans le ventre de son épouse chaque fois qu'elle lui annonce une nouvelle grossesse!
La barbarie n'est quand même pas la règle.
Je sais par des on-dit, qu'on a toujours recours à des méthodes aussi archaïques que dangereuses. De l'eau savonneuse à l'aiguille à tricoter en passant par les décoctions de plantes...
Il m'arrive parfois d'avoir à en traiter les fâcheuses conséquences. Pour faire face, les malheureuses qui viennent me trover dans ce triste état m'inventent des histoires :
- J'ai dû trop forcer en rentrant le bois, docteur.

"Les gens de là-haut, eux, savent bien ce qu'est la burle. Un vent dur et glacé qui balaye quatre mois de l'année le plateau et les pentes du Haut-Vivarais. Les gens de là-haut, mais pas l'étranger, pas le touriste, qui ne connaissent du pays que les sentiers faciles et ensoleillés, bordés d'airelles et de digitales.
Pourtant la burle appartient au pays, elle en est le souffle vital et les êtres vivants doivent se plier à ses caprices, à ses débordements.
Il faut l'avoir entendue pleurer de sa voix grave dans les bois noirs. Il faut l'avoir vue, faisant jaillir du sol, un incendie glace, dénuant l'herbe figée de givre. Il faut l'avoir sentie sur le visage et les mains. Ses aiguillons vous engourdissent les doigts, vous mettent les larmes plein les yeux. Son souffle vous hurle à l'oreille.
La burle sculpte des rides de neige qui s'accumulent en dunes mobiles pour devenir de profondes congères. les chemins creux se comblent, bloquant les fermes égarées, tandis que le sommet des cols devient un piège pour l'automobiliste imprudent. La burle est sans partage. Quand elle apparaît, les humains se ferment derrière la barrière rassurante des murs de granit et des doubles fenêtres. les animaux domestiques se serrent dans les étables obscures et les bêtes sauvages cherchent refuge dans les sillons profonds et l'épaisseur des bois."p.11-12
Sa mère, dont il était plutôt fier devant ses copains, parce qu'elle était très jeune et ressemblait, en presque aussi jolie, à ces vedettes de feuilletons d'outre-Atlantique dont elle se régalait, oui, sa mère avait tendance à confondre la vie avec du cinéma, à s'intéresser à mille futilités, alors que son père, avec son rude bon sens et son physique de bûcheron, avait les pieds sacrément collés à la terre. Elle aurait été plutôt prodigue, lui plutôt radin. C'est le père, avec ses grosses pattes calleuses, qui était le préposé aux baffes. Louis aurait préféré que ce fut sa mère... Ses vieux, un attelage fait d'un percheron et d'une jument de courses.
L'obscurité s'était emparée de la falaise.Quelques lueurs chétives, vacillantes, attestaient d'une présence humaine silencieuse. De ce décor minéral émanait une impression de désolation, d'infinie tristesse......
Le soleil cognait à la verticale, sans jamais se décider à dégringoler dans un sens ou dans l'autre. Combien de bornes avaient-ils parcourues?Il n'y avait rien pour se repérer dans ce pays de dingues, si ce n'est ces monticules déchiquetés de couleur ocre. Peut-être les gens comptaient-ils les kilomètres au nombre de termitières croisées......
Plus de six mois se sont écoulés depuis que Pierre a quitté Lyon, son quartier de la "Guille". Il a fait connaissance avec un monde tellement nouveau, il a vécu tant d'aventures, que le temps s'est ralenti. Le souvenir de sa ville, de ses maisons hautes, enserrant des rues et des trottoirs sans horizon, le vacarme des foules et des autos, celui des bombes aussi, tout cela s'en va insensiblement.
Un jour que mon stéthoscope s’engloutissait dans les plis d’une énorme poitrine, je m’enquis auprès de ma malade :
« Dites-moi, avez-vous connu cette jolie première communiante qui ressemble à une madone ?
— Mais, docteur, c’était moi.
— J’aurais dû m’en douter, vous lui ressemblez encore beaucoup », eus-je l’à-propos de lui murmurer.
Depuis, j’évite de questionner, je préfère rêver…
Au pas de course, ils longent la terrasse, puis s'engagent sur un chemin herbeux resserré entre deux haies où les premiers rayons font étinceler la rosée. La brise secoue les arbres, faisant choir sur la tête des gouttes d'eau glacée. Les deux garçons soufflent des geysers de brouillard. Une brûlure au fond de la gorge, Pierre sent à nouveau le cuir rêche lui frotter douloureusement les pieds. tout en galopant, le jeune paysant présente son territoire "C'est mon chemin pour aller garder. Les prés que tu vois sont presque tous à nous"
Depuis six mois, Pierre a presque oublié une guerre qu'il n'a subie qu'à travers les alertes et le vacarme des bombes arrosant la banlieue de Lyon. Aujourd'hui, la guerre, c'est être séparé de son père, aller en classe avec de petits paysans, être le "petit réfugié" comme l'appellent les grandes personnes.
Les yeux sur le tableau noir qu'il ne voit plus, Pierre est de retour dans sa ville, dans sa classe.