Pete McCarthy

Après avoir patienté une demi-heure sans repérer le moindre individu ressemblant même de loin à un gratteur de chômedu ravagé par la dope, je renonce, comme plus d'un explorateur intrépide avant moi, pour une station au pub. La plupart des Américains, ou quiconque ne connaîtrait pas le sud-ouest de l'Irlande, pourrait penser qu'une telle démarche dénote un problème d'alcoolisme, mais je ne vois pas en quoi le fait de boire une pinte ou deux dans la journée serait un signe de débauche, surtout quand on est loin de chez soi. Ça vaut mieux, en tout cas, que d'aller jouer au golf dans je ne sais quelle île perdue, comme un si grand nombre de crétins.

J'avais envisagé, un temps, de passer les vacances à Dublin, mais les rénovations et la commercialisation à l'emporte-pièce du quartier de Temple Bar m'en ont vite dissuadé.
La mode des cafés "continentaux" a fait son apparition, et c'est maintenant une invasion de comptoirs chromés, de latte au goût amande, ou de tartare de thon albacore à la mélisse et au suc de rhubarbe. Derrière les devantures, des tapettes de journalistes sapés chez des créateurs japonais sirotent des bouteilles de mauvaise blonde hors de prix arrivée de Mexico et autres lieux de brassage jusqu'aux rives de la Liffey. Les vrais pubs, tout simples, sans ornementations, inchangés pendant des décennies, se mettent à empester le bois neuf et la peinture pour cause de rénovations destinées à les rendre encore plus irlandais aux yeux des groupes venus de Northampton pour un enterrement de vie de garçon ou de Francfort pour un colloque, et qui envahissent les rues, tous interchangeables avec leur lippe repue et leur faux maillot de foot de Manchester United.

La pinte de stout dense, à la crête échevelée, met cinq minutes à être tirée, juste le temps nécessaire pour que le buveur avoue tout son passé au serveur irlandais expérimenté.

Le magasin de vélos qui fait aussi pub vend également des graines pour jardins et des articles de quincaillerie. J'entre pour demander une chambre à air et des graines de choux, mais étant donné que je n'en ai pas vraiment besoin, je me rabats sur une pinte de bière.

La dernière fois que je suis allé à Dublin, j'ai rencontré un Allemand qui croyait mordicus que "Manchester United" était le nom d'une ville irlandaise. Cela dit, une fois, en allemagne, dans la ville d'Erlangen, j'ai vidé quelques verres en compagnie de trois GI américains qui projetaient d'aller en Angleterre parce que "ça serait super de voir l'endroit où John Lennon et Elvis ont grandi". Ils se demandaient aussi s'ils pourraient utiliser des dollars et si les indications, dans les rues, seraient en anglais. J'ai essayé de leur expliquer qu'Elvis était du Tennessee, mais apparemment, ça leur a donné envie de m'étriper. La 28e Règle stipule : Ne picole jamais avec des soldats (surtout dans les villes de garnison).

Le joueur de harpe dégringole de la scène, s'ouvre le crâne sur le verre de bière d'un touriste italien, sous les acclamations. Conan, le serveur, sonne la cloche du bar.
C'est la Saint-Patrick, dans un McCarthy's Bar en folie.
La 8ème règle du voyageur est impérative : Ne manque jamais d'entrer dans un bar qui porte ton nom.

Il est tard quand j'arrive en ville. Avec un peu de chance, il n'y aura plus d'endroit où manger. J'avise le pub le plus proche, sur le port.
Il est rénové de frais et tout indique qu'il s'agit d'une gargote à surgelés, mais au moins, la cuisine est encore allumée. Comme je m'attends au pire, je suis ravi de voir une jeune fille souriante m'apporter un délicieux repas de calamars bien croustillants. Je sais bien que les bateaux de pêche sont à peine à trente mètres d'ici, mais il est rassurant de savoir que des endroits comme celui-ci vont s'y approvisionner au lieu d'acheter de grosses boîtes d'escalopes panées de poisson-rat indonésien surgelé. Du reste, la 19ème Règle du Voyageur stipule : Quand tu consultes un menu, ne choisis jamais rien qui contienne les mots "escalope", "plateau", ou "au fromage".

Un petit peu plus tard, il se passe quelque chose d'inattendu : le patron ferme le pub à l'heure légale et renvoie tous les clients chez eux.
Voilà le genre de désastreuse nouveauté engendrée par le tourisme lorsqu'il atteint le point de saturation. Dans les pubs des petites rues, les gens du coin vont bien sûr continuer à boire comme d'habitude jusqu'à ce que l'élimination naturelle fasse son office, mais les grands établissements tape-à-l’œil, fraîchement repeints, qui s'autoproclament "traditionnels", preuve qu'ils ne le sont pas, vomissent leur clientèle cosmopolite à peine éthylisée pile à l'heure sur les trottoirs.

Le groupe commence à 10 heures, dans une arrière-salle du pub. On est neuf, en me comptant, mais le public s'étoffe à mesure que l'heure avance. Un fermier curieux et complètement bourré s'amène sur ces entrefaits pour jeter un œil. Il se met tout d'un coup à danser comme un fou sur place, puis s'arrête et fonce en direction des toilettes. Une heure plus tard, il est de retour, me dit quelque chose que je ne comprends pas, puis pose la tête sur le bar. Une odeur irrespirable de produits laitiers et de fumier, sur fond de Noel Redding chantant Love Minus Zero/No Limits, de Dylan, ça ne s'oublie pas comme ça.

Ça circule mal en ville. Je me gare et pars à la recherche d'un distributeur de billets, car j'ai dépensé tout mon liquide en olives et en tamarin. Je me retrouve dans la rue où les Relents de Clapier jouaient au pub, le jour de la Saint-Patrick, il y a des mois. C'était au An Siol Broin, un petit pub pas très reluisant, plein de caractère, l'endroit idéal où passer une demi-heure à ruminer les implications de ma généalogie. Je croise un groupe d'Indiens en anoraks bon marché et chaussures grises. Ils ont l'air de descendre tout droit de leur bateau. Minute. Je suis allé trop loin. Ça doit être un peu plus haut, dans la rue. Non, pas là non plus. Ce n'était donc pas à côté de cette agence de taxis ?
Le pub pas très reluisant n'est plus. Le Shelbourn, annonce l'enseigne chic qui orne la façade en bardeaux noirs. Dessous, en lettres minuscules, on peut lire : An Siol Broin. Un bar "traditionnel" flambant neuf a englouti le boui-boui enfumé plein de caractère. Derrière la grande vitrine ultraclaire, deux agents immobiliers et une consultante en management sirotent du Malibu coupé d'Aqua Libra et de jus de canneberge, du moins ça en a l'air, vu de la rue. Je passe la tête à l'intérieur. On met la dernière main au décor. On teinte les planches neuves qui remplacent les vieilles planches, pour qu'elles aient l'air anciennes. Ça sent la sciure et l'après-rasage au lieu de fleurer la stout et le cradingue.
Certains diront que c'est le progrès.