Philémon Le Bellégard

Que cela soit ou non du sang, qu'est-ce que cela change ? Cela diminue-t-il l'intérêt de mon Œuvre, cela le grandit-il ? Je pense que la technique n'a d'intérêt que pour les techniciens : elle n'en a pas pour le public. J'ai choisi de présenter mon Œuvre au public. Et pour le public, ce qui est important, c'est la charge émotionnelle d'une œuvre, pas ses caractéristiques techniques. Par exemple, un spectateur, au cinéma, ne se dit pas "oh, quel magnifique travelling !" ou bien "Tiens, le réalisateur a dû utiliser une pellicule de 100 ASA". Le spectateur s'en fout. Ce qu'il veut, c'est voir un film qui lui plaise, qui parle à sa conscience ou à son inconscient. Un film qui l'émeuve, l'excite ou l'irradie. Moi quand je peins, c'est ce que je souhaite : provoquer de l'émotion ET les moyens d'y parvenir restent le secret du peintre. Un magicien ne révèle jamais ses tours.

« L’entrée de Stendriek Borgen fut fracassante. L’immense salle de réception du Titanium Palace avait été chauffée à blanc par les six mille invités, triés sur le volet – appartenant tous à ce qu’on aurait pu appeler l’élite intellectuelle internationale – qui bouillaient d’impatience de découvrir le Grand Œuvre de Stendriek Börgen, que l’on annonçait, depuis plusieurs semaines, à travers le monde, comme exceptionnel et grandiose, sublime et transcendant… »

Je serai en vous, dans votre esprit, avec vous, chaque jour, et jamais vous ne m'oublierez !

Il faut parfois accepter de vivre avec certains mystères.

Alors, en tournoyant, en gesticulant, en m'élançant, j'envoyais la matière, sous forme de taches, de gouttes, de lignes, qui, en impacts fluides, éclaboussait, éclatait, explosait sur la surface immaculée des toiles. C'était extrêmement jouissif. J'étais comme un enfant jouant au pistolet à eau ou à la bombe à eau, et admirant les effets de son carnage liquide. Sur un plan artistique et conceptuel, je revisitais à ma façon le dripping et le pourring de Jackson Pollock.

Envoûté par cette voix, ému par ce murmure, bouleversé par cette confession, chaque esprit explorait son ciel. Un ciel plein d'espérances, de visions, de délires. Cet homme qui se confiait, c'était touchant, bien sûr ; mais ce qui était beaucoup plus émouvant, c'était la certitude d'avoir ici le plus beau spécimen d'écorché vif, le plus exceptionnel névrosé, un artiste autiste, un magnifique psychotique, un pathétique paranoïaque, un apôtre du délire schizophrénique, bref, un Artiste, un vrai, semblable aux figures fantasmatiques dont tous les déformés de la psychocritique ont, un jour, rêvé, forgeant l'archétype du Génie incompris, à la complexité psychologique impénétrable, au passé lourd de douleurs et de plaies non refermées.

Tout est allé trop vite…Je n’ai pas pris le temps de m’arrêter, de regarder le chemin parcouru…de me retourner pour contempler les œuvres que j’ai produites. Quand…quand je me suis…quand mon rythme de production s’est ralenti, je me suis rendu compte que…c’est prétentieux ce que je vais dire, mais…que tout était parfaitement maîtrisé. Je n’ai rien retouché, rien ! Toutes mes œuvres…toutes mes toiles de ces dix dernières années passées, sont là, derrière ces portes. Toutes ! Toutes sont mon reflet…elles correspondent à ce que j’ai été à un instant…

L'acte créatif est comme l'acte sexuel. En premier lieu, si vous pensez à vous, c'est raté. En second lieu, c'est bestial, violent, primaire, mais ce qu'il faut voir c'est le plaisir qui en jaillira et la beauté qui en sortira.

L'artiste qu'il est, ne se voit pas comme quelqu'un qui supprime la vie mais comme quelqu'un qui la sublime à travers l'Art, qui donne à chaque humain dont il utilise le sang, la chance de vivre une autre vie, un au-delà, une éternité.

Vous ne pouvez pas vous imaginer comme il m'est difficile… comme il m'est pénible de livrer mes toiles à vos regards… de me livrer, moi, à travers mes toiles, à vos jugements, à vos analyses, à vos dissections, à vos vivisections… Je me livre à vous, je me donne à vous ! Deux fois ! J'y suis forcé, j'y suis obligé, Enstenov ne me pardonnerait pas de renoncer… Alors, je prie pour que Dieu soit avec moi… »

Je dis cela mais en fait, ce n'est pas le temps qui compte. Ce qui compte, et ce qui me paralyse, c'est qu'au-delà du temps, et en dépit de la rupture des liens entre mon Œuvre et ma mémoire, je suis viscéralement attaché, encordé, enchaîné à mon Œuvre, et c'est là la seule différence entre vous et moi par rapport à elle… C'est à cause de ce lien si fort, c'est que je suis mon Œuvre et que mon Œuvre est Moi que j'hésite à ouvrir ces deux portes, que je recule l'instant d'ouvrir ces deux portes…

Enstenov est le seul être qui ait pu voir et vivre ma création. Je lui en sais gré. Lui seul a ressenti ma déchéance au profit d'une naissance, d'une vie… car je vis dans mon Œuvre ; c'est banal de dire ça mais… la vie n'est plus en moi, elle est dans mes toiles… il y a plus de vie dans mes toiles qu'en moi-même… je suis vide… exsangue… mes toiles m'ont vampirisé et mon sang coule dans leurs fibres… c'est pour cela que je disais que ce qu'il y a derrière ces portes représente dix années de ma vie…

J'ai perdu, durant ces dix années, mon intégrité… je pourrais même dire que j'ai perdu mon humanité… Tout a été si intense, si fort, si animal, si bestial dans mon rapport avec la Création, que j'ai tout vécu, une vie entière avec chaque toile, je suis né avec chaque projet, j'ai vécu avec son élaboration, son apparition, je suis mort avec son achèvement. Chaque toile que je vois aujourd'hui n'est qu'un souvenir diffus, brumeux, imprécis et pourtant… Pourtant, je sais que chaque œuvre a été une tempête, un déchaînement de tout mon être, une révolte…

je ne veux retirer aucun maillon de cet ensemble logique qu'a été ma vie et mon œuvre pendant dix ans… 3 267 œuvres ont été inscrites au catalogue… Cela fait presque une œuvre par jour, née et achevée en une même journée, le fruit d'un instant, une œuvre jetée sur une toile en quelques heures afin d'y demeurer… pour l'éternité… 3 267 toiles ! J'ai le sentiment d'avoir été une machine à peindre…

Enstenov me l'a dit… Il venait souvent me voir peindre. Il m'a raconté que je… je pensais à voix haute, et qu'alors même que j'entamais une toile, alors même que je commençais à étaler la matière sur la toile pour donner vie à mon idée, pour donner vie à une icône, à une vision, déjà je mûrissais mon prochain chef-d'œuvre… Je n'en ai aucun souvenir… Hélas ou tant mieux…

Je voudrais dire que… ce qu'il y a derrière cette porte représente… dix années de ma vie. Je ne pourrais plus dire aujourd'hui ce que j'étais il y a dix ans ; je l'ai oublié et ça n'a plus d'importance. De même, j'ai oublié tout ce que j'ai fait durant ces dix années ; je veux dire, en détail… Mais ce que je sais, c'est que ces dix années ont été pour moi… terribles. C'était comme une souffrance et en même temps j'y éprouvais du plaisir… des jouissances violentes. J'ai peint. Je le sais… Ce que j'ai peint, je ne le sais plus bien. J'ai peint comme un forcené ; on me l'a dit…

Quand il estima son travail achevé, il bascula le corps pour le faire rouler jusqu’à ce qu’il tombe du lit. Alors le peintre put contempler son œuvre. Il étala de ses mains les quelques flaques de sang encore apparentes. Puis, il ajusta les draps pour en enlever les plis et en admirer les motifs. Toute la nuit, il resta posté face à sa nouvelle création. Le matin, une fois les draps secs, il les prit délicatement, les tendit sur le mur grâce à quelques punaises et attaches qu’il avait trouvées dans la villa.
L’œil du peintre vit également que le drap-housse du lit était lui aussi couvert de sang et il se dit qu’il possédait là une deuxième œuvre d’art beaucoup moins consciente, non maitrisée, mais tout aussi intéressante.

J’ai peint comme un forcené; on me l’a dit…Enstenov me l’a dit…Il venait souvent me voir peindre. Il m’a raconté que je…je pensais à voix haute, et qu’alors même que j’entamais une toile, alors même que je commençais à étaler la matière sur la toile pour donner vie à mon idée, pour donner vie à une icône, à une vision, déjà je mûrissais mon prochain chef-d’oeuvre…Je n’en ai aucun souvenir…Hélas ou tant mieux…

En aucune manière, il n’envisage ses actes comme ceux d’un tueur, d’un destructeur ou d’un exterminateur, car Stendriëk Börgen, à la différence des assassins, des terroristes et des despotes sanglants, est un Créateur au sens strict du terme. Alors que les criminels ne font que détruire la vie, Stendriëk la transforme, la transfigure, la transcende en Art. L’artiste qu’il est, ne se voit pas comme quelqu’un qui supprime la Vie mais comme quelqu’un qui la sublime à travers son Art, qui donne à chaque humain dont il utilise le sang, la chance de vivre une autre vie, un au-delà, une éternité.

Je veux que vous rentriez dans la vérité et l’intimité du peintre, que vous compreniez ce qu’il est au plus profond de son être, et ce qu’il a au plus profond de son âme pour que chacun puisse comprendre avec intelligence et sensibilité, l’intégralité et la complexité de son Œuvre. A part moi, vous serez la seule au monde à savoir qui est véritablement Stendriëk Börgen et je peux vous assurer que la connaissance et la découverte de ce secret valent bien le prix de votre disparition et le sacrifice de votre liberté.