Sans trop simplifier les choses , il semble que l' on puisse distinguer trois
dispositions psychologiques du lecteur ; plus simplement , trois façons de lire.
A/ La première est d'y chercher une diversion de la vie : on prend un livre, le
soir, quand on est fatigué d' une journée de travail , pour y trouver un agrément de l' imagination , une pente facile de l' intelligence vers des objets
qui l' amusent , vers des problèmes artificiels propres à le détourner des
questions concrètes que lui posent durement le travail professionnel,
l' action sociale ou la méditation morale ..etc.
B/ Une seconde façon de lire, analogue à la première, mais plus raffinée, est de demander à l' oeuvre littéraire une pure jouissance esthétique : par
conséquent , encore , une diversion de la vie, mais à un niveau plus relevé ,
où le plaisir est de goûter une belle musique de la phrase , de subtiles
consonances d' images , un ordre parfait de la pensée , quelles que soient
d' ailleurs la signification morale ou la tendance spirituelle des textes .
Ainsi lit le dilettante, le fin lettré, et de préférence dans de beaux volumes
, dont il caresse amoureusement les reliures de plein cuir et dont il collec-
-tionne les éditions de prix .
C/ La troisième façon de lire : celle qui met devant l' oeuvre comme devant une expression singulièrement réfléchie et parlante des mouvements de la conscience humaine et des questions que nous pouvons
manquer de poser , quand nous voulons trouver des raisons de vivre et un
style moral .
Soleil ! Soleil ! Faute éclatante !
Toi qui masques la mort , Soleil,
Sous l' azur et l' or d' une tente
Où les fleurs tiennent leur conseil ;
Par d' impénétrables délices ,
Toi , le fier de mes complices
Et de mes pièges le plus haut ,
Tu gardes les cœurs de connaître
Que l' Univers n' est qu' un défaut
Dans la pureté du Non-Etre !
André Gide disait : "Il faut être allé au désert pour comprendre le sens du mot culture." Je dirais de même : il faut avoir traversé les époques désastreuses, connu le parcage en troupeau dans les camps, souffert de la faim dans les villes détruites ; en un mot, il faut avoir reflué vers les conditions de la vie barbare et primitive, pour apprécier à sa juste valeur la notion de civilisation.
En descendant plus avant dans la douleur, on atteint au mystère, à l’essence..Les œuvres, comme dans les puits
artésiens, montent d' autant plus haut que la souffrance à
plus profondément creusé le cœur .
On voit ce thème illustré de précieux épisodes dans Pilote de Guerre et dans la Lettre à un Otage : la rencontre d' une
petite paysanne qui, par le charme naif de son sourire, révè-
-le à Saint-Exupéry, en pleine bataille, la présence d' une
lumière spirituelle pour laquelle précisément il se bat ; le
déjeuner avec un ami dans une auberge, et l' instant fugitif
de bien-être physique et d' universelle bienveillance où ils se sentent à jamais d' accord.
Qu'y-a-t-il de comparable entre l'état de Paris après l'année dite terrible, et l'état de Varsovie en 1944 ou de Berlin en 1945 ? Au moins, entre Européens, une certaine moralité de la guerre s'était imposée, une courtoisie entre combattants, une convention tacite ou même signée pour épargner les villes ouvertes, les populations civiles. Partout des frontières compartimentaient à l'extrême la péninsule Europe, des armées s'exerçaient, des états-majors, des chancelleries, des puissances financières jouaient des parties serrées et pas toujours honnêtes ; mais, on passait sans formalités d'un pays à l'autre, le même or payait le champagne à Paris et la vodka à Saint-Pétersbourg, l'Occident était capable de mobiliser ses banquiers et ses ingénieurs pour creuser à frais communs le canal de Suez, et les économies de la bourgeoisie française passaient à construire des chemins de fer en Russie.
Nous désirions passionnément qu' il ait une autre vie , où nous serions
pareils à ce que nous sommes ici-bas . Mais nous ne réfléchissons pas que ,
même sans attendre cette vie , dans celle-ci , au bout de quelques années ,
nous sommes infidèles à ce que nous avons été , à ce que nous voulons
rester immortellement .
Tout existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par
rencontre .
Le 18 mai 1918, il écrivait : "Toute grande révolution morale doit être un point de maturité de l'âme collective. A vouloir cueillir le fruit vert, on force la croissance par des moyens factices, on risque de perdre pour jamais la récolte. Donc, la première chose de toutes : distinguer entre les exigences de sa conscience propre, et les besoins ou les possibilités de celle de votre peuple. Qui se sent la vocation du Christ, qu'il se fasse crucifier ; mais que jamais il ne fasse crucifier les autres."
La Peste est la réussite la plus incontestable de Camus jusqu' à ce jour, et cette oeuvre riche est, somme toute, une oeuvre claire . Sévère aussi et toute virile : nulle part
l' absence presque complète de la femme n' est plus frappante que dans ce drame d' une ville séparée du monde
et livrée au fléau .