Poésie - L'enfant qui battait la campagne - Claude ROY
Le vent m'empêche de dormir si tu es loin de moi
ton cœur m'empêche de mourir s'il bat tout près du mien.
Extrait du poème Ne pas dormir
ABSENCE
Ma vive où que tu sois si loin que presque morte si loin de mon sommeil de ma main de mes yeux dans le noir et le noir et la nuit qui t'emporte si loin de notre été menteur mélodieux
Mon ombre te surprend dans tes changeants séjours Si l'on te dit mon nom il glisse à travers toi Mais la nuit donne un poids aux mots légers du jour rôdeur aux pas absents je rentre par le toit
Mots d'amour chuchotés dans l'ombreuse épaisseur vous éveillez un soir un parfum d'autrefois Étoiles vous buvez dans la main du dormeur l'eau des sources perdues aux profondeurs des bois
L'hésitante chanson de la mer au rivage la fraîcheur aux pieds nus des dalles sans couleur l'odeur de tes cheveux tes bras ta gorge sage le lit comme un navire au port du lent bonheur
tout cela qui n'est plus feint d'exister encore Nous croisons nos regards au-delà des distances au-delà de l'oubli du temps et de la mort qui nous retrouvera dans le même silence.
A LA LISIÈRE DU TEMPS
Quand on marche le soir à la lisière du temps
il monte soudain une bouffée d'enfance
les cris d'hirondelles folles d'un préau d'école
ou le silence de la barque sur la rivière
à la tombée du jour quand le soleil rase l'eau qui moucheronne
ou bien la sonnette ( deux fois) de l'épicerie- mercerie
où on achète après l'école les rouleaux de réglisse Zan
qui barbouillent de noir et font les doigts collants
On tend l'oreille le long du voile de la brume
Quelqu'un parle à voix basse
sans qu'on puisse reconnaître la voix
et sans comprendre les paroles
les mots chuchotés loin à l'envers du silence
Le jardin perdu
II est venu un jardin cette nuit qui n'avait plus d'adresse
Un peu triste il tenait poliment ses racines à la main.
Pourriez-vous me donner un jardin où j'aurais le droit d'être jardin?
Il faudrait arroser mes laitues et un mur ayant bu beaucoup de soleil
Pour mûrir mes poires en espalier; deux carrés pour mes asperges
Et les plates-bandes de fraisiers.
Si vous aviez la bonté de mettre aussi un vieux figuier
Pour donner de l'ombre
Et beaucoup d'arbres fruitiers pour les saisons de confitures
N'oubliez pas un puits profond et un jet d'eau à volonté.
C'est une vie qui n'est pas une vie
Que d'être un jardin égaré
Qui n'existe qu'en souvenir
Et ne sait plus où fleurir.
A l'orée du soir chuchote une pluie douce
Chaque goutte d'eau semble encore hésiter
Puis s'enhardit. Les doigts nombreux de l'averse
tambourinent légèrement la terre qui avait soif...
J'écris pour pouvoir lire ce que je ne sais pas que j'allais écrire.
PETIT MATIN
Je te reconnaîtrai aux algues de la mer
Au sel de tes cheveux aux herbes de tes mains
Je te reconnaîtrai au profond des paupières
Je fermerai les yeux tu me prendras la main
Je te reconnaîtrai quand tu viendras pieds nus
Sur les sentiers brûlants d'odeurs et de soleil
Les cheveux ruisselants sur tes épaules nues
Et les seins ombragés des palmes du sommeil
Je laisserai alors s'envoler les oiseaux
Les oiseaux longs-courriers qui traversent les mers
Les étoiles aux vents courberont leurs fuseaux
Les oiseaux très pressés fuiront dans le ciel clair
Je t'attendrai en haut de la plus haute tour
Où pleurent nuit et jour les absents dans le vent
Quand les oiseaux fuiront je saurai que le jour
Est là marqué des pas de celle que j'attends
Complices du soleil je sens mon corps mûrir
De la patience aveugle et laiteuse des fruits
Ses froides mains de sel lentement refleurir
Dans le matin léger qui jaillit de la nuit
Tu dors et moi je veille immobile et pourtant sans plus rester en place
que l'herbe dans les près quand le vent en passant la rebrousse et l'efface
Je retiens mon souffle j'ai peur que tu ne t'éveilles
Le vent m'empêche de dormir si tu es loin de moi
ton coeur m'empêche de mourir s'il bat tout près du mien
(" Poésies")
L’enfant qui a la tête en l’air
si on se détourne, il s’envole

HOMMAGE À JULES VERNE
Nos souvenirs ont parcouru
Vingt mille lieues sous les mers,
Frôlant les vaisseaux disparus
Les noyés aux lèvres amères.
Bille d'agathe bille d'acier
plumier chinois réglisse zan
cartables noirs et tablier,
porte-plume à vue du Mont-Blanc.
Livre d'étrenne, rouge et or,
qu'il est loin qu'il est loin ce temps :
et la Bégum et tout son or,
ne te le rendront pas pourtant.
J’ai perdu la trace aujourd’hui
Des trois Anglais du Pôle Nord.
Les jours s’en vont les ans ont fui.
Les grands aventuriers sont morts.
Les capitaines de quinze ans
En ont quatre-vingts bien sonnés.
Les flots qui s’en vont moutonnant
Emportent épaves les années.
Je cherche au centre de la terre
Les deux explorateurs errants
Comme eux je vais je viens et j’erre
Enfant du Capitaine Grant.
Où est la Maison à Vapeur,
l'obus pour aller dans la lune ?
Il ne te reste que ton cœur.
Où sont les coureurs de fortune.
Le Nautilus a disparu avec
Nemo et ses chimères,
avec Kéraban le têtu avec,
les Robinsons de terre. (…)
Les nuages glissent dans les nues,
Le coeur attend le coeur espère.
Nos souvenirs ont parcouru
Vingt mille lieues sous les mers.