J’ai parfois la vertigineuse sensation de trimbaler mon cœur au bord d’un précipice tant le monde et ceux qui le peuplent m’angoisent.
On n'eclot pas adulte dans le monde qu'on a connu enfant : c'est une découverte brutale à laquelle rien ne nous prépare.
Ma douleur est insidieuse, peu spectaculaire, difficile à décrire et donc difficile à partager : brûlures ? Fourmis ? Électricité ? Déchirement ? En vérité je ne souhaite pas décrire cette douleur ni même la partager. Tout au moins pas en dehors de ces pages. C’est ma technique à moi : je ne me plains pas, les gens admirent cela, j’en tire la fierté nécessaire qui me permet de surmonter cette maladie fort déplaisante.
Quand le regard d’un médecin fait des allers et retours du compte rendu médical au patient ce n’est jamais bon signe. Quand le patient se trouve être vous, la personne dont, jusqu’à preuve du contraire, vous êtes le plus proche et dont vous vous souciez le plus, ça devient carrément inquiétant.
J’ai appris la différence entre douleur morale et physique. Bien sûr je l’avais déjà éprouvée en d’autres occasions, comme tout le monde (on a tous vécu des amours foireuses… Agnès…), mais aujourd’hui je l’éprouve à chaque instant de ma vie.
Quand on est en bonne santé, il y a quelque chose de hautement grisant à se rendre dans un hôpital. Quelque chose au fond de vous qui murmure « Hey les gars, je suis là mais, je vous arrête tout de suite, c’est un mauvais concours de circonstances, je ne vais pas rester hein, ne vous habituez pas trop à moi ». On se sent particulièrement vivant parmi les mourants, particulièrement costaud parmi les faibles. Je dis « on » mais peut-être que ce n’est que moi après tout.
Je ne sais pas si je fabule, sans doute un peu, mais j’ai senti chez elle comme une jubilation d’avoir trouvé ce que j’avais. Les médecins sont avant tout des enquêteurs.
Aujourd’hui je sais que ce n’était que lâcheté de ne pas laisser mes sentiments me guider. Comme à la mort de ma mère. Faire front. Toujours. Mais le vrai courage, c’est peut-être de pleurer, de ne pas faire semblant qu’on est forte, d’accepter ce qu’on est sans dresser des pare-feu autour de soi. Achille et Ulysse pleurent : leurs ambitions ne peuvent faire l’économie de larmes.
J’ai peur mais ce sang me donne de la force : je suis fière de saigner abondamment devant les loups, satisfaite qu’ils observent avec stupeur ce sang de femme presque noir qui imbibe maintenant le bas de mon tee-shirt et une jambe entière de mon pantalon. Ils sont aussi effrayés que moi. La peur a une odeur forte.
On n’est jamais si malheureux qu’on croit,
Ni si heureux qu’on avait espéré.
François de La Rochefoucauld