Citations de Raphaël Esrail (30)
Les survivants n'éprouvent pas de haine. Depuis plusieurs décennies, ils témoignent de ce que fut Drancy, de ce que fut la Shoah, dans l'intention surtout de prévenir le racisme et l'antisémitisme.
"Là-bas, nous disions que si quelques-uns s'en sortaient ,
notre seul devoir serait de raconter..
Par respect pour les morts et pour le bien de la société."
Simone Veil.
C'est aussi à cette époque que je fais la connaissance de Marceline Loridan ; je l'appelle la "petite rouquine". Toute frêle, elle semble encore une enfant. Elle a quinze ans. Elle est extraordinaire de vie. Elle est arrivée vers la mi-avril au camp. Nous éprouvons une véritable sympathie l'une pour l'autre.
A la fin de la guerre, nous étions anéantis. Pourtant, nous avons décidé que notre avenir ne passerait pas par le ressentiment, la haine, la vengeance, mais par la reconstruction d'un lien d'humanité avec les autres, avec tous les autres. Il n'était pas question d'oublier. Cela n'était de toute façon pas possible à moins de perdre la raison. Il était seulement question de vivre. Nous avons choisi de tendre la main pour recevoir à nouveau. L'humanité ne pouvait être que là, nous le savions, nous qui avions côtoyé ce qu'il y a de plus sombre et de plus terrible en l'Homme.
"La mémoire, il faut l'assumer.Ce lourd héritage, le supporter.La première pierre de la mémoire est le souvenir des êtres aimés et le sentiment d'un devoir envers eux. Cette notion de "Devoir" nous est propre, à nous," Survivants".Elle est comme en expansion: très rapidement, elle fait place à un devoir élargi aux frères humains, à l'humanité entière: Dire, Prévenir, Informer .............."
De temps à autre, Jasek arrive avec du pain et du lard. En voyant ce pain enveloppé d'une superbe croûte, épaisse, dorée, je salive. Je regarde Jasek manger, je suis ses lèvres, les mouvements de ses mâchoires. Sans rien dire, il sépare la croûte et me l'offre. Elle craque sous ma dent. La première bouchée est goulue. Puis je me freine. Je veux savourer un instant de bonheur; en moi, remonte le souvenir des miches de pain, de la maison, des camps scouts. Depuis soixante-dix ans, le pain campagnard, sa croûte épaisse et odorante, me ramènent systématiquement à Auschwitz et à Jasek que je remercie par delà les décennies.
Nous qui avons connu les camps, nous qui avons côtoyé la mort, nous qui avons survécu à la machine exterminatrice, nous gardons chevillée à notre corps et à notre esprit la certitude que c'est en encourageant la jeunesse à maintenir en éveil son esprit critique, et à refuser la haine de l'autre, qu'elle supprimera de tous ses horizons les miradors, réels ou virtuels, toujours susceptibles d'y inscrire leurs terrifiantes silhouettes.
Présence oppressante du passé et volonté de distance entretiennent une tension permanente : à côté de la personne que nous avons été chemine une autre personnalité, traumatisée. Soudées l'une à l'autre, inséparables, en conflit. Une force morale nous porte et nous fait paraître intacts aux yeux du monde. Il n'en est rien. Dans la vie quotidienne, la survie demeure à tout jamais. Des fils courent à travers le temps dont on essaie de se défaire mais qui jamais ne nous lâchent.
Avec insistance et constance, me revient en mémoire la chance continue que j'ai eu au cours de ma déportation, alors que tout s'opposait à la survie. L'idée de Dieu rôde dans mes pensées sous la douce blancheur de la Voie lactée ; pourtant, je sais que Dieu n'était pas à Auschwitz. Ce débat intérieur se poursuit, dans une atmosphère de quiétude absolue. Toute ma vie, je demeurerai agnostique.
Drancy fut un condensé d'Europe. On y entendait parler Yiddish, et des accents polonais, allemand, autrichien, hongrois, tchèque, russe... de tous ces juifs venus vers l'ouest durant l'entre-deux-guerres ou qui avaient fui le nazisme, animés d'un espoir fou envers cette patrie qui se disait, depuis le XVIIIe siècle, celle des "droits de l'homme". Ils avaient espéré en finir avec les persécutions, les pogroms, les humiliations.
Malgré quelques rayons de soleil, les cinq années qui suivent la fin de la guerre ont été difficiles. Des ombres s'installent qui ne nous quittent plus et avec lesquelles nous devons apprendre à composer. Nous cheminons avec la mémoire du camp. Elle a épousé notre présent. La suite de l'histoire, en quelque sorte.
Sans la moindre goutte d'eau, inéluctablement la mort intervient au moment où notre corps ne peut plus apporter de force à l'esprit. Mort horrible.
Être néant mais être néanmoins ; encore un peu. Dans la "société mortuaire" d'Auschwitz, nous sommes des condamnés, des êtres-à-tuer, des non-êtres. Cette espèce d'existence désespérante, sans avenir, dont la seule perspective est la mort, ouvre sur l'idée du suicide. Pourtant ils sont rares. Durant onze mois dans ce camp, j'en entends parler trois ou quatre fois "seulement". Il s'agit d'électrocutions sur les barbelés, un des seuls moyens.
On le sait, les conditions extrêmes agissent comme un révélateur. Des êtres sans grand relief dans notre vie courante apparaissent lumineux de grandeur, de coeur et d'esprit lors de conditions exceptionnelles. En situation de survie, l'homme est vrai.
Ici, chacun de nous est à nu, le vernis de l'homme est décapé, apparaît le fond, qui structure l'individu, dans sa grandeur et sa bassesse, dans la bestialité de ses instincts. Les différences de statut social issues de l'argent, du savoir, de la culture, de la religion ont disparu. Ici, seul le caractère inné de l'homme demeure face à la mort omniprésente, l'homme est vrai.
À "l'appel", nous sommes comptées, recomptées. Un véritable enfer qui fait mal. Debout, la tête droite, ne pas parler, ne pas bouger jusqu'à la fin des comptes interminables qui doivent confirmer que toutes, mortes ou vivantes, sont présentes. le grand comptage de "l'appel", impossible, ubuesque, douloureux, enregistre le mouvement de la vie vers la mort.
Ce livre si riche parmi tant d'autres, m'excite à le relire encore.
Ma colère est absolue : à cet instant, je veux survivre plus que jamais pour dire au monde ce que des hommes sont capables de faire à d'autres hommes.
La mort omniprésente est collée à notre corps, à nos pensées, à notre mode de vie. Il faut être aux aguets pour tâcher d'éviter le pire et s'y préparer aussi.
Le risque d'infection est écarté. J'ai de la chance car les petites plaies, dans la crasse où nous devons vivre, peuvent rapidement devenir purulentes, suivies de mort "naturelle".