Citations de Roger Vailland (89)
Attendre, soit, puisque c’est inévitable, mais au moins en tirer le pouvoir de faire attendre d’autres. Subir la loi, soit ; mais aussi faire la loi ; ainsi l’enfant conçut-il la dignité humaine.
Chacun attend quelqu’un et fait attendre quelqu’un d’autre. Seul Dieu n’attend personne et seul l’ouvrier agricole n’a personne à faire attendre. Ainsi se définirent pour lui deux absolus aux deux extrémités de la hiérarchie (bien qu’il n’employât pas ces mots) : Dieu et l’ouvrier agricole. L’état d’ouvrier agricole constitua ainsi pour ce fils d’ouvrier agricole le mal-être absolu.
La main n’est rien sans l’œil.
Le rapport des filles et des amateurs de filles est en effet complexe ; en payant la fille, on lui fait la loi ; en exigeant d’être payée, elle fait la loi ; elle peut donc procurer le double plaisir de faire et de subir la loi dans le même instant ; c’est le comble de la liberté dans l’amour. La réussite dépend de l’habileté de la fille à mettre en évidence, dans chaque geste, cette double dépendance-liberté des deux partenaires à l’égard de la loi qu’ils s’imposent l’un à l’autre.
Le monde est fait à l’image de la flotte royale, du temps que Matteo Brigante y était quartier-maître. Les matelots : le peuple. Les sous-officiers : lui, les hommes d’affaires de Foggia. Les officiers subalternes : les notables de Porto Manacore ou de Foggia, les hommes d’affaires quand ils sont inscrits au barreau. Les officiers supérieurs : don Cesare, don Ruggero. L’état-major suprême : la Montecatini, la société de bauxite. Et au-dessus le roi dont on ne sait plus le nom depuis qu’on est en République, la Société anonyme du pouvoir d’État. Tout en haut : Dieu.
La Loi, comme la tragédie, exige l’unité d’action. Les bons joueurs savent arrêter la partie quand la victime a été exactement exécutée.
Pour que La Loi soit plaisante à jouer, il faut une victime, clairement désignée, que le sort et les joueurs traquent jusqu’à épuisement ; ainsi seulement ce jeu de pauvres devient aussi excitant que la chasse à courre ou la course de taureaux, davantage même, la victime étant un homme.
Il y a des humains qui en possèdent d’autres ; les possédants deviennent à leur tour possédés ; les possessions l’une l’autre s’enchaînent ; on n’y échappe pas. Il a possédé beaucoup de femmes, des femmes mariées surtout ; son métier lui offre des facilités que d’autres n’ont pas ; il prenait toujours l’initiative de la rupture, mais le plus souvent la femme restait possédée de lui ; elle quémandait une dernière aventure ; c’était perpétuellement la dernière entrevue ; il en tirait quelque gloire.
Un pauvre n’a que son droit pour lui ; il y tient plus qu’à sa pauvre vie. Un riche a tellement de droits qu’il se permet de n’être pas à cheval sur le droit.
Le gagnant, le patron, qui fait la loi, a le droit de dire et de ne pas dire, d’interroger et de répondre à la place de l’interrogé, de louer et de blâmer, d’injurier, d’insinuer, de médire, de calomnier et de porter atteinte à l’honneur ; les perdants, qui subissent la loi, ont le devoir de subir dans le silence et l’immobilité. Telle est la règle fondamentale du jeu de La Loi.
La Loi se joue dans toute l’Italie méridionale. Elle se décompose en deux phases. La première phase a pour but de désigner un gagnant, qu’on appellera padrone, patron ; on l’exécute le plus rapidement possible, tantôt aux cartes, tantôt aux dés, on pourrait aussi bien tirer le patron à la courte paille. Ce soir-là, ils choisirent les tarots pour faire parler le sort.
Ce n’est d’ailleurs ni l’argent risqué ni le vin bu qui fait l’intérêt du jeu de La Loi, mais la loi elle-même, amère quand on la subit, délectable quand on l’impose.
Jouer à La Loi est aussi plaisant que de faire l’amour à une femme qui ne veut pas, mais sur laquelle on a des droits.
Dès qu’il s’agit de femelles, nos hommes ne savent plus tenir leur langue…
Les hommes du marais ont la réputation de préférer la fréquentation des chèvres à celle de leurs femmes.
La Réunion se défend, vous verrez...La Réunion est dangereuse. Peut-être que vous serez plus fort qu'elle...Jusqu'ici, elle n'a jamais été possédée... Elle possède...Attention!
Pour Eugène-Marie, son père se trouve, par rapport aux pères de la plupart de ses camarades, dans une position analogue à celle des lycéens qui font du latin et du grec par rapport à ceux de la section moderne. Ce n'est pas qu'Eugène-Marie aime le latin, et il n'a fait du grec que pendant deux ans, mais il se sent flatté d'appartenir à l'élite. Il ne se rendra compte que beaucoup plus tard qu'il obéit ainsi à un sentiment du même ordre que celui qui a poussé sa mère à installer dans la maison un piano que personne n'utilise. (p.61)
Heureux les jeunes ouvriers, qui peuvent s'acheter des gants de cuir et des pantalons longs, et auxquels les filles sourient ! (p. 72 / Buchet-Chastel, 1977)
La myopie et les binocles caractérisaient à cette époque les professions libérales; ils étaient l'apanage des intellectuels, dont les épouses disaient fièrement : il ne sait rien faire de ses mains, il ne faut pas lui en vouloir; il vit dans la lune. (p.44)
Je me suis aperçu que je pensais à Frédérique en termes d'animal. C'est une bête à respiration lente, à sang chaud.