Citations de Rouja Lazarova (33)
Une note de tendresse perce dans la voix de Jean. Ils sont bien tous les deux, partageant une vie calme, sans grande surprise mais pleine de complicité et d'affection.
- Camarade, pourriez-vous la poster? C'est rien de politique, c'est juste pour la famille, pour dire que tout va bien.
On aurait pu décrire le cancer en commençant par l'hôpital, parce qu'une partie de l'existence du cancéreux s'y déroulait. L'énorme tourniquet en verre du hall d'accueil transformait le monde en un demi-tour : l'extérieur demeurait plein de couleurs, d'odeurs, d'envies; à l'intérieur, l'odeur s'industrialisait, les couleurs pâlissaient, la lumière gommait les reliefs et les ombres - seule demeurait l'envie de la vie.
C'était un labyrinthe de longs couloirs aboutissant à des virages, des ascenseurs ou des impasses. Ils possédaient leur propre signalétique, des marquages au sol, des panneaux à chaque croisement, indiquant par une flèche la direction des différents services. A partir de ces panneaux-là, un nouveau langage commençait. Il apportait la science, mais désincarner la maladie. Il la nettoyait de la souffrance et, une fois aseptisée, il la nommait. Il l'intégrait dans une classification complexe, apportait des réponses et des traitements aux appellations obscures. Les panneaux orientaient dans l'espace mais ils plongeaient dans la confusion linguistique. A l'hôpital il fallait apprendre une langue étrangère pour survivre.
La circulation se faisait à pied ou à roulettes, debout, allongé ou assis. La vitesse variait. Les virages étaient parfois difficiles à prendre pour les lits médicalisés. Le corps médical se déplaçait rapidement, il semblait toujours en retard. Le corps malade était lent, on le bousculait parfois. [...]
Ce qui me frappa d'emblée, ce furent les portes ouvertes des chambres des malades. Elles laissaient entrevoir un bout de corps immobilisé sous une couverture, un écran de télévision. Ces chambres béantes m'indisposaient parce qu'elles violaient l'intimité du patient, au nom de sa sécurité. Cela me répugnai, je ne voulais pas regarder - à l'hôpital, je marchais en fixant le sol. p.118
On pourrait aussi décrire le cancer comme une successions d'examens qui prenaient la journée, nécessitaient parfois une hospitalisation, des interventions chirurgicales ; des examens qui prenaient l'allure de soins. On pourrait tenter de saisir la complexité et les phases de l'attente des résultats, de décrire la large palette émotive que traversait le cancéreux : du gris de la peur aux couleurs de l'optimisme, en passant par la teinte instable des émotions des proches, que le malade vivait par ricochet. p.117
Je me tus de nouveau, l'apprentissage de la parole était si laborieux. Je cherchais des questions faciles à poser. p.107
Honteux de l'incongruité de mes sentiments, j'ai été insipide comme une limonade, privé de fantaisie et d'humour, bête comme un écolier amoureux de sa prof de latin. Je n'ai rien vue de l'exposition. p.79
Je reconnus brusquement sur une couverture la photo du psychiatre. Sorti de son contexte, accessible à tous, son visage m'intimidait. p.59
La mémoire était un travail à temps plein, une existence parallèle. Il fallait s'en occuper, la nourrir, elle avait sa propre cuisine dont j'ignorais encore les recettes. En lisant je compris qu'il fallait continuer à extirper les souvenirs un à un, avec la racine, car certains, comme les mauvaises herbes, empêchaient d'autres souvenirs de pousser. La mémoire était un état de veille permanent. p.60
Le grand amour sublimé de ma vie, ce sont les anorexiques. Les psychanalystes diraient qu'elles me rappellent les jeunes filles de mon adolescence dans le camp, ils ont peut-être raison. Moi, je suis fasciné par leur courage à braver les contingences sociales et les lois de la nature, par leur aspiration à une liberté absolue. Elles y parviennent parfois, quand elles ne meurent pas. Ce sont parmi les personnes les plus libres que je connaisse, mais elles sont aussi incroyablement dépendantes. J'aime leurs contrastes : leur sensibilité exacerbée et leur froideur, leur volonté de fer et leur extrême fragilité. p.38
Je ne compris jamais pourquoi la sexualité menaçait l'état socialiste, pour qu'il l'étouffât d'un silence si épais.
Pendant la course, je découvris que la féminité pouvait coûter la liberté : la fille dont j'entendais la respiration dans le dos avait de gros seins; les miliciens la rattrapèrent.
J'aimais cette robe : elle avait des couleurs, et les couleurs étaient subversives. La matière faisait parcourir sur ma peau le frisson de liberté.
Au nom de la féminité, il fallait baisser la tête.
Il y avait deux sortes de vie, l'une pouvait s'apparenter à un fruit au noyau gigantesque possédant peu de chair. C'est à dire aucun plaisir, une vie faite de difficultés permanentes et l'autre celle des membres du parti qui avaient tout le nécessaire pour vivre aisément sans difficulté mais ce qui représentait un fruit sans noyau.
Ce vide se remplissait de remords alors que le petit noyau était le reflet de la résistance persistant au fond.
cette qualité précieuse des synapses, qui permettaient à l'homme d'apprendre, le rendait vulnérable à la manipulation. C'était tragique.
Elle m'a surnommé Rino. Elle dit que je suis insensible, que j'ai l'armure d'un rhinocéros, c'est pour ça qu'elle a choisi ce sobriquet, pas à cause de la corne, hélas ! Si elle avait feuilleté le dictionnaire, cette petite paresseuse, elle aurait appris que la peau du rhinocéros est extrêmement fine et sensible, et qu'il se roule toute la journée dans la boue pour se protéger des moustiques. Son armure, c'est une croûte de boue sèche, c'est tout...
Si elle démarrait par un état physique de détente, d'abandon, l'écriture devenait très vite tension. Elle affluait dans le corps, raidissait les muscles et gorgeait la tête de sang. Elle s'emparait du visage, tordait ses sourcils, sa bouche, le faisait grimacer. Elle le transformait en visage de clown sans public.
L'écriture remuait le corps parce qu'elle laissait s'échapper le désir.
– pourrir dans un cimetière de banlieue, entouré de youpins bourgeois, jamais ! Vous m'entendez,
jamais ! Je veux cramer dans le four d'un cimetière parisien, comme il se doit.
Au début, le seul résultat visible du cancer fut une force de travail décuplée.
– Qui aimeras tu quand je ne serai plus là, en veuve joyeuse ?