Après une première oeuvre commune, mémorielle et « exotique » sur les Esclaves de l'île de Pâques, Didier Quella-Guyot et Manu Cassier ont réitéré une collaboration sur le tome 2 de Facteur pour femmes (le tome 1 avait été dessiné par Sébastien Morice). Mais ça, c'était... après ( ! ) cette interview, que nous avons filmée durant le festival d'Angoulême 2019. Une interview qui permet surtout au duo de revenir sur le contexte d'Esclave de l'île de Pâques, mais aussi d'esquisser l'envie d'une troisième oeuvre mémorielle commune, autour de la terrible colonisation de la Namibie par les allemands...
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« Ma chère Soazig,
Chez nous, sur notre île, c'est vrai qu'on est seuls, mais c'est rien comparé à cette armée de combattants qui doit assassiner pour survivre. Le premier qu'on tue, c'est l'humain qu'on a dans le coeur. C'est pas possible autrement : sinon on se fait sauter avec une grenade pour ne plus voir les copains démembrés, les cadavres mis en pièces... »
(p. 62)
«Tantôt la mort murmure à l'oreille des soldats, tantôt elle vocifère. Jamais elle ne s'absente !
Je revois l'Ankou et son suaire et sa faux, c'est presque beau. Ici la faucheuse est couverte de boue et d'excréments. Jamais elle ne s'absente ! Elle roule au loin comme la mer et vient brutalement tout submerger, tout anéantir. Je la guette, je l'épie, mais elle nous ronge, même quand on dort. Mais dort-on ?
Elle imprègne nos vêtements : tout est putride et purulent. Jamais elle ne s'absente !
Je rêve de nos genets et de nos landes, de l'odeur de nos vaches, de la sueur de mon chien.
Je rêve du parfum de ta peau, de tes cheveux...»
[Lettre d'un poilu lu par le facteur à l'épouse du premier]
"Le passé me hante et le présent me terrifie. A quoi ça sert d'aimer dans ces conditions. [...} Ne m'attends pas ! La guerre sera longue et la vie est si courte !"
"Il ne mangeai plus, s'épuisait. Au mieux de sa forme, je l'asseyais sur une chaise de la cuisine et il passait des heures à regarder par la porte laissée entrouverte ce qui se passait au-dehors, sans bouger. Un refus total de se redonner vie. La guerre l'avait complètement déglingué..."
Au début, personne ne comprit vraiment l'intérêt de tout ça, notamment du superflu, quand on sait qu'il y a déjà tant à faire avec l'essentiel.
Printemps 1915.
[...] il découvre le plaisir de la chair et celui de l'os, le goût de la peau, de la caresse à la morsure, les coups de rein, les frôlements et les frottements, ce qui fait courir les mâles, ce qui les fait se battre, oubliant qu'à des lieues de son île perdue, d'autres hommes s'écharpent pour des égéries autrement plus sanguinaires, les nations.
(p. 57)
Pour celles qui savent lire, le plus simple est d'effacer. Après tout, les militaires ne s'en privent pas de caviarder les courriers, supprimant les noms de lieux, les indications stratégiquess, noircissant sans honte des paragraphes entiers.
aucune ile n'est à l'abri des continents imbéciles
- Un foyer et l'amour, y a que ça de vrai !
T'auras droit à deux pantalons, deux képis, une paire de chaussures... Mais évidemment pour toi, une suffira... Enfin tu t'arrangeras ! Tu as aussi une blouse pour l'été et un manteau pour l'hiver... Mais comme la guerre va être courte, tu t'en serviras point ! Et une sacoche, évidemment, tu verras, quand elle est chargée, le sale temps ou les sentiers boueux, tu vas les bénir ! Et comme tu récupères le courrier à envoyer, elle est jamais vide ! Ton prédécesseur faisait ses 10 à 15 kilomètres à pied, mais avec ta bicyclette, tu gagneras du temps !
Ah ! Encore une chose, mon gars ! Il serait bon que tu te laisses pousser la moustache. Une moustache fine et soignée, ça fait le facteur ! Et tu verras, ça plaira à nos bretonnes ! Mais attention, être au service des postes, c'est sérieux ! L'uniforme, on le respecte !
(p. 25)