Ce récit est une suite d'hommages constituée de fragments de vie et de portraits, de récits de guerre, de vie politique et sociale et bien sûr de peinture, d'images, de spectacles, de matières, d'odeurs.
Après la lecture des carnets de son grand-père, Sefan Hertmans décide de retranscrire l'ensemble des notes de celui-ci pour mettre au jour l'histoire des gens de sa famille, celle de ses arrières grands-parents et de ses grands-parents, celle de ses parents et la sienne même qui apparaît en filigrane à travers son travail d'écrivain et ses souvenirs d'enfance. L'Histoire y est évoquée dans un panorama constitué de tableaux, d'images, de fragments de souvenirs, d'odeurs retraçant la société ouvrière qui souffre de la misère, de la faim, de labeurs infernaux qui évoquent des peintres comme Emile Claus ou Constantin Meunier. Sur la trace du passé, l'auteur nous fait visiter la ville de sa famille, Gent, à travers l'univers pictural inhérent à son arrière grand-père et à son grand-père, souvent lié au spectacle de la mort et de la pourriture ou alors à celui des églises et des saints Ce livre est construit en trois parties : la première porte sur l'enfance et l'adolescence du grand-père, sa dure vie d'apprenti dans une fonderie et sa prise de conscience du désir d'être peintre. La seconde est consacrée à la guerre de 14-18, à l'héroïsme du grand-père et aux humiliations subies par les soldats flamands par les gradés francophones : "ces imbéciles de flamands ne comprennent rien". La troisième partie est consacrée au retour sur le présent de l'écriture de l'auteur et le vieillissement du grand-père jusqu'à sa mort. Les récits sont souvent jalonnés de reproductions photographiques ou picturales, d'extraits de notes non retouchées. En aucun cas misérabiliste, cette oeuvre est un véritable témoignage de l'histoire des hommes, celle dont on ne parle pas, ou peu, dans les livres d'Histoire.
Extrait 1 : Il est témoin d'un épouvantable accident du travail : le fils du forgeron tombe tête la première dans le four brûlant. Il voit le forgeron, qui à ce moment-là était occupé à donner des coups de marteau en tournant le dos au four et ne s'était rendu compte de rien, retirer son fils des flammes en jurant, mais il est trop tard. Ce qu'ils aperçoivent est un visage détruit, une boule noircie par le feu, aux traits vaguement humains où bouillonne un liquide glaireux, mélangé à de la salive ensanglantée. Les yeux calcinés sont blancs comme ceux d'un poisson cuit ; la bouche est un trou noir où billent les dents du haut à présent dégagées. Un jeune ouvrier entre, un seau dans les mains, et verse de l'eau sur la tête. Dans le sifflement et le gargouillement asphyxiants que produit l'eau qui s'infiltre en profondeur dans la peau brûlée, le jeune homme agonisant expulse un dernier gargarisme, tandis que le corps se tord et se convulse. […] Les ouvriers et les apprentis observent la scène fixement. […]
C'est le premier mort qu'a l'occasion de voir mon grand-père. Aucune assistance psychologique n'était prévue à l'époque ; il rentre chez lui et se tait pendant toute la soirée. […]
Puis tout va très vite. Après quelques semaines de recherches et de tâtonnements, il se retrouve à la fonderie. Dur labeur, un garçon de treize ans à peine qui les premiers jours déambule, perdu, dans un vacarme assourdissant […]
Extrait 2 : Aujourd'hui, j'aimerais entendre de nouveau leurs histoires en prêtant attention aux moindres détails car, à l'époque, je voyais sans voir et j'entendais sans entendre, moi le coupable qui, enfant, passait inaperçu dans la pièce et allait quelques années plus tard détruire la montre de leur père défunt. Bientôt, sous le "lanterneau", comme ils appelaient cette ouverture ménagée dans le toit dans laquelle étaient enchâssés des vitraux colorés, la pièce s'emplit de fumée de cigare et de pipe. La bouteille d'Elixir d'Anvers ne tarde pas à se vider, à la demande de Léontine on pose du genièvre sur la table […]. Clarisse a atteint, bredouillante et tremblotante, l'âge de cent six ans, aussi saine d'esprit et calme qu'elle l'avait toujours été ; Mélanie cent trois ans, mélancolique et élégante jusqu'à son dernier jour ; mon grand-père, énergique et sentimental, quatre-vingt-dix ans ; Jules et Emile dont morts à soixante-dix ans passés. Ils étaient tous des survivants, des personnes résistantes, endurcies par la pauvreté durant leur jeunesse et la rigueur des années de guerre, chrétiens jusqu'au tréfonds de l'âme, mais faisaient aussi preuve de pragmatisme, de sang-froid et d'ironie face aux circonstances concrètes de leur existence. Leur mesure du temps était aussi simple qu'efficace : il comptait en fonction de ce qui s'était passé "avant la Grande Guerre" ou "des années après la Grande Guerre". On ne parlait pas beaucoup de la Seconde Guerre mondiale […].
Ils restent assis, se taisent, soupirent, rient, toussent, avalent, prennent tout compte fait encore une petite gorgée, disent : oui, oui, mon vieux, c'est quelque chose, la vie. Je les vois devant moi, les mains posées sur leurs genoux, les unes noueuses avec les pourtours des ongles sales, les autres fines ou pâles. Mais je ne peux les dessiner comme mon grand-père en était capable. Une curieuse lumière surnaturelle éclaire leurs sombres silhouettes, la lumière tenace de ce qui ne reviendra plus.
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