Citations de Svetlana Alexievitch (925)
[Après la guerre et les épidémies] Au village, il n'y a plus du tout d'enfants. Il n'y a personne pour jouer dehors…
Est-ce qu’on peut se sentir offensé par la vérité ? Peut-on lui faire un procès ?
C’est seulement quand je dors que je redeviens enfant… Un enfant ne craint pas le sang, parce qu’il ne sait pas ce que c’est. C’est de l’eau rouge pour lui… Les enfants sont des naturalistes, ils ont envie de tout démonter, de comprendre comment sont faites les choses. Mais le sang, maintenant, j’en ai peur même dans mes rêves…
— Je déteste cet homme. Je le déteste.
— Qui ?
— Moi.
Je croyais que la nature, le printemps m’aideraient… Nous sommes allés à la campagne… Il y avait des violettes, des petites feuilles toutes jeunes sur les arbres… Mais moi, je me suis mise à crier… La beauté de la nature, la joie de ce qui vivait m’ont bouleversée…
Un autre garçon a mis longtemps à mourir. Il nommait tout ce qu’il voyait, comme un petit enfant qui apprend à parler : « Les montagnes… Un arbre… Un oiseau… Le ciel… » Et comme ça jusqu’à la fin.
Je me demande parfois ce qui se serait passé si je n’avais pas été jeté dans cette guerre. Je serais heureux. Je n’aurais jamais été mécontent de moi-même et je n’aurais jamais appris sur mon compte ces choses qu’il vaut mieux ne pas connaître. Comme dit Zarathoustra : quand tu plonges ton regard dans l’abîme, l’abîme voit le fond de ton âme…
Pour toi, cette guerre absurde est terminée… Pour moi [sa femme], non… Et c’est pour notre fille qu’elle sera la plus longue… Parce qu’elle aura à vivre après nous… Nos enfants sont les plus malheureux, ils payeront pour tout… Tu m’entends ?… Mais à qui est-ce que je crie tout cela ?
Il est mort comme il le voulait : « Si je dois mourir, au moins que je ne souffre pas. » Mais c’est nous qui souffrons
Il serait mort sans rien dire, mais il a pleuré parce qu’il a entendu sa langue maternelle
Si j’ai tué là-bas ? Oui. Parce que vous auriez voulu que nous restions des anges ? Vous vous attendiez à voir rentrer des anges ?…
J’avais un ami là-bas. À chaque fois que je partais au combat, il me disait adieu. Quand je rentrais, il m’embrassait parce que j’étais en vie ! Ici, je n’aurai jamais un ami comme lui…
Évidemment les généraux ne tirent pas sur les femmes et les enfants, mais ce sont eux qui donnent des ordres
Au combat on garde la dernière balle pour se la tirer dans la bouche.
Mes amis sont dans la tombe et ne savent pas à quel point on les a eus avec cette sale guerre. Je les envie presque parfois : ils ne le sauront jamais. Personne ne les trompera plus
Ils mouraient pour trois roubles par mois : nos soldats touchaient huit bons par mois chacun. Trois roubles… Ils mangeaient de la viande véreuse, du poisson pas frais…
Nous avions tous le scorbut, j’ai perdu toutes mes incisives. Ils vendaient leurs couvertures et achetaient du haschisch, ou des sucreries, des bibelots… Là-bas les boutiques sont rutilantes, c’est très tentant. C’est plein de choses qu’on ne trouve pas ici. Alors ils vendaient leurs armes, leurs cartouches… Pour qu’on les tue ensuite avec…
Dans les conditions de là-bas, on devient transparent. Si on est lâche, ça devient vite évident. Si on est un mouchard, même chose. Si on est un coureur de jupons, tout le monde le sait. Je ne suis pas sûre qu’on l’avouerait ici, mais là-bas j’en ai entendu plus d’un me dire que tuer pouvait plaire, que tuer pouvait devenir un plaisir.
[A l'hôpital]
— Maman, maman !
Alors on répondait, on mentait :
— Je suis là, mon petit.
Nous devenions leurs mamans, leurs sœurs.
Même dans la mort ils n’étaient pas égaux. Dieu sait pourquoi, on plaignait davantage ceux qui étaient morts au combat que ceux qui mouraient à l’hôpital. Ils poussaient des cris atroces en agonisant… Je me rappelle un commandant mort en réanimation. Un conseiller militaire. Sa femme est venue le trouver et il est mort sous ses yeux… Elle s’est mise à pousser des cris terribles… Comme une bête… J’avais envie de fermer toutes les portes pour que personne ne l’entende… Parce qu’à côté aussi il y avait des soldats qui agonisaient… Des petits gars… Ils n’avaient personne pour les pleurer, eux… Ils mouraient seuls. Cette femme était de trop parmi nous…
il appelait un médecin. Il s’était cru sauvé en voyant une blouse blanche. Mais sa blessure était incompatible avec la vie. J’ai appris là-bas ce qu’est une blessure à la boîte crânienne…