Citations de Tania de Montaigne (85)
« - Nous ne promettons rien, c’est la différence avec le « feel good », nous voulons simplement savoir ce qui fut et nous voir tels que nous sommes. Nous acceptons de porter l’Histoire, sans choisir ce qui nous arrange. Nous acceptons d’être imparfaits. Savoir et voir. Se souvenir. »
Aujourd'hui, vous avez soixante-quinze ans et, lorsque je vous regarde, je me dis qu'il fallait être quelqu'un pour être celle qui n'était pas Rosa Parks.
Je ne sais plus comment j'ai appris que vous étiez en vie, mais je me souviens m'être dit alors que, quelque part aux États-Unis, vous parliez, riiez, arpentiez les rayons d'un supermarché Walmart un Caddie à la main, comme n'importe qui, comme tout le monde. (...) Lorsque j'ai voulu vous parler, vous voir peut-être, vous m'avez fait répondre que vous ne souhaitiez plus être dérangée, que tout avait été dit, et qu'à présent, vous comptiez retourner dans le silence qui vous avait toujours accompagnée.
A l'autre bout de la ville, Martin Luther King pèse le pour et le contre avec sa jeune épouse Coretta (...). Il est vrai qu'à ce moment, il y a plus à perdre qu'à gagner. Martin Luther King a vingt-six ans, nommé depuis seulement un an à la Dexter Avenue Baptist Church, son premier poste, il vient d'être père, sa fille n'a même pas un mois, et le risque de se faire tuer est bien réel. On ne meurt pas pour une couturière de Montgomery qui a fait sécession dans un bus, pas encore. Pourtant, il accepte.
Claudette a gagné la première manche, elle est en un seul morceau, vivante, ni battue ni violée. Mais sortir de prison ne suffit pas, toute la nuit, le père de la jeune fille attend, un fusil à la main, qu'arrivent les hommes du Ku Klux Klan. Après tout, en une journée, Claudette a défié un chauffeur et deux policiers, trois hommes blancs, c'est plus qu'il n'en faut pour être lynchée.
Chez les noirs, beaucoup, résignés, jugent sûrement [l']attitude [de Claudette] dérisoire et infantile. Ils voudraient qu'elle comprenne que tout ça ne fait que les retarder, pour rien, que tout ça ne fait que les rendre visibles alors que c'est l'invisibilité qui les protège. Pour eux, ne pas faire de vagues est encore le meilleur moyen de s'en sortir. (...) "Ça n'est pas bon pour "nous"." Qui est ce "nous" ? Nous n'en savons rien mais nous pensons désormais qu'il faut en tenir compte. Nous ne "nous" envisageons que parfaits et irréprochables. Ça y est, nous avons intégré la pensée raciste, elle modifie notre regard comme une paire de lunettes aux verres déformants.
Sa mère adoptive se battait pied à pied conte le temps, craignant plus que tout qu'une plus jeune prenne sa place et ne devienne, à son toutr, Madame Bénéteau. Elle était heureuse chaque fois qu'on lui disait : « Mais vous ne changez pas, c'est incroyable. Il en a de la chance votre mari ! » Monsieur Bénéteau, lui, changeait. mais ça n'avait aucune importance, quoi quil arrive, il serait toujours Monsieur Bénéteau.
Chez Feel Good, les femmes n'avaient pas de cheveux blancs. Elles avaient soit leur couleur naturelle, soit une teinture qui faisait continuité ou rupture avec leur couleur, le blond était très apprécié. Ce n'était pas le cas des hommes. La majorité d'entre eux gardait leur couleur naturelle agrémentée de cheveux blancs, si cheveux blancs il y avait. Les femmes sans, les hommes avec. C'était ainsi. Il n'y avait aucune demande précise de la direction à ce sujet, rien dans la charte, mais c'était ainsi, les femmes Bien devaient arrêter le temps. Cétait leur mission, sous peine de... Sous peine de quoi d'ailleurs? Ca n'était pas précisé, mais on sentait une menace sourde.
Il était entendu que « les garçons mangent plus car ils bougent beaucoup, ils ont besoin de se dépenser ». Tout le monde avait I'air d'accord sur ce point. Ce qu'elle en avait compris, c'est qu'un garçon Bien devait forcément manger plus qu'une fille Bien. Il devait aussi beaucoup bouger, surtout ne pas être calme. Autant de choses qui étaient considérées comme de « très bons signes ».
On a toujours le choix de ne pas lire un livre. C'est l'inverse qui est bizarre. Pourquoi tu choisirais de t'infliger une lecture qui te met mal à l'aise ou te fait de la peine alors qu'il suffirait de ne pas le faire pour aller mieux ?
Biberonnés aux nouveaux départs, nous fantasmons un monde sans cicatrices. Nous confondons les plaies et les cicatrices. Il faut soigner les plaies, il faut vivre avec les cicatrices.
Depuis toujours, les femmes étaient sommées d'être perpétuellement des filles. Mignonne allons voir si la rose... Avant même de commencer, tout était déjà fini et elles n'en savaient rien. Alors chacune courait après le temps, cherchant tous les moyens possibles pour faire rempart. Arrêter le temps.
Ça n'était pas précisé, mais on sentait une menace sourde. Comme si les couvents existaient encore, comme si, au moindre signe du temps, il fallait quitter les lieux, se retirer et attendre la fin, le plus discrètement possible, sans se plaindre ni faire trop de bruit. C'était ça le programme des femmes Bien. S'excuser d'être encore en vie, d'être encore une femme, c'était ça le deal.
L'entreprise Feel Good était cotée au plus haut, au coude à coude avec les grands laboratoires pharmaceutiques. Le feel good et les fabricants d'opioïdes, d'antidépresseurs, de somnifères, d'anxiolytiques, de lithium, de ritaline, tous au même niveau de spéculation.
Le sang d'un côté,et l'argent, de l'autre. Deux événements parallèles qui suivaient leur propre trajectoire. L'hémorragie recouverte par des flux financiers.
Nous fantasmons un monde sans cicatrices. Nous confondons les plaies et les cicatrices. Il faut soigner les plaies, il faut vivre avec les cicatrices.
Tout s'enclenche donc, et, sur le papier, dans les premières heures de son arrestation, Claudette Colvin pourrait être Rosa Parks. Elle est conduite au commissariat, on l'enregistre, on prend ses empreintes, puis direction la prison, pas celle des mineurs, bien que Claudette n'ait que quinze ans, mais celle des adultes. Pendant tout le trajet, les policiers l'appellent "La chose", "La pute". Bien qu'effrayée, elle fait face. Quand le révérend Johnson et la mère de Claudette viennent payer sa caution, ils s'attendent au pire. Elle est dans une cellule, elle pleure, c'est l'Alabama des années 1950, le pire a donc forcément eu lieu. Ils demandent : "Est-ce que ça va Claudette ?", sous-entendant : "As-tu été battue ?", "As-tu été violée ?", puisque c'est ainsi que la rébellion des femmes finit toujours. "Est-ce que ça va Claudette ?" Oui, ça va, Claudette a gagné la première manche, elle est en un seul morceau, vivante, ni battue, ni violée. Mais sortir de prison ne suffit pas, toute la nuit le père de la jeune file attend, un fusil à la main, qu'arrivent les hommes du Ku Klux Klan. Après tout, en une journée, Claudette a défié un chauffeur et deux policiers, trois hommes blancs c'est plus qu'il n'en faut pour être lynchée.
j'écris, ce sont des choses vraies, résolumen
vraies, des faits. J'écris des prénoms sur des gobelets. Les gens sont prêts à payer très cher pour ça. Alors je note leur nom sur des gobelets avec un marqueur et, ensuite, je les appelle quand leur café est prêt. Je dis « Sophia» et ils sont contents et ils payent cinquante fois le prix que leur coûterait un café s'ils le faisaient eux-mêmes ou s'il n'y avait pas de nom sur le gobelet. Au début, je demandais l'orthographe exacte, je tenais à ce que les choses soient inscrites le plus justement possible. Je voulais qu'ici, dans ce nom sur ce gobelet, il y ait une vérité. On est étonné du nombre de façons qu'il y a d'écrire un prénom.
— Vous êtes si beaux, si intelligents, nous vous soutenons, nous voudrions faire des tee-shirts, des brassards, des mugs avec vos visages, ceux de vos parents, de vos arrière-grands-parents. Nous voudrions faire des escarpins couleur « amande caramélisée ».
La famille répondit :
— Nous ne voulons pas de vos tee-shirts, de vos brassards, de vos mugs ni de vos escarpins.
Nous ne voulons pas que vous nous trouviez beaux, nous avons des amis pour ça. Nous voulons des juges, pas des amis.
Six mois plus tard, Feel Good mit définitivement la clé sous la porte. Le label "sensibilité zéro" avait tenu toutes ses promesses et bien au-delà. Elle avait si bien travaillé que pas une ligne d'un livre Feel Good ne pouvait être soupçonnée de pousser les lecteurs dans une zone sensible. Tout était sous contrôle, nettoyé lisse, transparent. Il n'y avait plus aucun RISQUE, et plus aucun lecteur non plus. Ils avaient déserté. Elle fit ses cartons, rangeant les dernières affaires, jetant les vestiges d'un temps où l'on croyait que le meilleur était à venir. Dans le couloir, elle croisa des collègues sidérés et silencieux, comme elle. L'incompréhension était totale. Faire le BIEN n'était décidément pas une mince affaire.