Tara Jones

La vérité, ma pire ennemie…

J’ai parfois l’impression que je ne connais même plus la définition exacte de ce mot. Depuis des mois, je ne dis plus la vérité à personne. Je me contente de naviguer entre les frontières floues de l’omission, du non-dit et du mensonge.

Un sourire – ce sourire si spécial qui me réchauffe de l’intérieur – illumine ses traits lorsqu’elle lève les yeux de son téléphone et me découvre. Sourire trop bref et qui laisse rapidement place à un visage grave. Je n’ai alors qu’une envie : tout faire pour qu’il réapparaisse. Et que j’en sois l’unique destinataire.

Tout serait tellement plus simple si j’étais amoureuse de mon meilleur ami, et non de Scott. Si je n’étais pas la fille de ma mère. Si ma mère n’était pas ce qu’elle est. Je monte dans le tram et m’installe sur un siège libre. Pendant tout le trajet, une question tourne en boucle dans ma tête.

N’est-il déjà pas trop tard pour moi ?

Parce qu’après tout, c’est quand même à cause de ma mère que je vis un cauchemar depuis des mois ! Ma mère, cette femme au QI supérieur à 150, avec un physique magnifique, blonde, les yeux verts – l’American Dream Girl – et surtout, Blanche ! À qui on donnerait le bon Dieu sans confession. Alors que moi, Afro-Américaine, physique lambda et à l’intelligence moyenne, qui ne doit surtout pas oublier ses papiers d’identité dès qu’elle met un pied dehors, sans oublier tout le reste…

Certaines vérités ne sont pas bonnes à énoncer devant tout le monde…

Pourquoi les gens ont-ils la fâcheuse habitude de ne penser qu’au plus mauvais ? De ne retenir que les brebis galeuses d’une corporation ou d’une communauté et d’en faire une généralité ?

Je sais que je devrais me taire. Que c’est la meilleure chose à faire en face d’un représentant de la loi pour une personne de couleur, comme moi. Toutes ces remarques que je garde – parce que c’est plus simple ainsi, pour ne pas faire de vagues, ou parfois parce que c’est moins dangereux – finissent par me pourrir encore plus. Je les entends depuis ma plus tendre enfance. À force, je me suis habituée.

Il me connaît si bien qu’il ne me servirait à rien de chercher à lui dissimuler quoi que ce soit. Et de toute façon, je n’en ai pas la moindre envie. J’ai toujours été d’une totale honnêteté avec lui. Dans tous les domaines. Et réciproquement. Il est le seul à me comprendre si bien. À savoir comment je fonctionne. Ce qui lui donne la capacité de lire en moi comme dans un livre ouvert. Il est le seul en ce monde dont je suis aussi proche et à qui je n’ai pas peur de tout dire. Avec qui je peux vraiment être moi. Pas celle que j’ai été ou que j’aimerais être. Juste celle que je suis. Tout simplement.

travail. Il n’a jamais – jamais ! – C’est un homme d’une grande probité. Impartial. Intègre. Qui aime la justice et croit aux principes fondamentaux de notre pays. Alors pour me proposer un truc pareil, soit il a perdu la tête soit, ce qui est le plus vraisemblable, il pense que c’est moi qui ne suis pas loin de perdre la raison.

Toutefois, je viens de comprendre de la plus horrible des façons qu’un jour ou l’autre – on a beau essayer de l’oublier ou de la masquer de toutes ses forces –, la vérité vous rattrape toujours. Je n’ignorais pas que ma mère était soupçonnée d’avoir fait de nombreuses victimes… mais prendre conscience que la liste est plus longue que celle que j’avais imaginée jusqu’ici m’a tout simplement horrifiée.

Quand on meurt de faim, on se contente de la moindre miette. Et je suis affamée de sa tendresse. De chaque caresse, du moindre baiser qu’il voudra bien m’offrir. Je sais maintenant que chaque jour de plus passé avec lui ne fera qu’accroître nos souffrances.

Impossible pour moi d’imaginer qu’elle est un monstre dénué de cœur. Parce que dans ce cas-là, que puis-je dire de moi ? Moi, sa fille, qui pendant des années ai souhaité être aimée par elle. Je veux espérer qu’elle n’est pas absolument mauvaise… qu’elle n’est pas totalement incapable d’aimer… parce que j’aurais trop peur d’être comme elle. Je préfère cette version plutôt que celle qui me souffle avec un plaisir pervers qu’elle n’aurait pas supporté de savoir qu’un couple aurait pu me rendre heureuse. Qu’elle ne m’a jamais aimée et n’a jamais souhaité mon bonheur. Qu’elle désirait juste me détruire, tout doucement, sans bruit et sans arme… que ce qui la liait à moi n’était qu’une haine fusionnelle.

Même si ce n’est que la vérité, elle est insupportable à entendre. Quelque part, au plus profond de moi, j’ai besoin de penser qu’elle était capable d’éprouver quelque chose de bon pour moi. Je ne peux pas nier qu’elle est une meurtrière, mais avant son arrestation elle n’était que ma mère. Pas encore ce monstre. Même si je la hais de tout mon être, je veux croire qu’elle était apte à ressentir de l’affection, qu’elle m’a aimée un peu.

Ma mère ne m’a pas appris à chiner, à aimer la musique, les films, à apprécier une belle table, à rendre une maison accueillante, à faire des câlins, des bisous… elle ne m’a pas appris à dire des mots affectueux, à avoir des gestes tendres… elle n’en avait jamais avec moi. Jamais !

Un fait divers sanglant qui attire comme un aimant la compassion indécente des uns, ou la curiosité malsaine des autres. Surtout la curiosité malsaine. Je ne supporterai ni l’une ni l’autre de la part de Jo. Encore moins sa pitié ! Et c’est probablement pour cela que je ne lui avais encore rien dit. Cette femme n’a pas seulement tué ma mère, elle a aussi massacré toute ma famille.

À chaque pas que nous faisons, je prends conscience de tout ce qui me sépare de Scott. La couleur de ma peau, déjà. Et dans ce coin très sélect de Garden District, on ne peut pas dire que ma communauté soit la plus représentée parmi les habitants.

Il a besoin de moi. De mots qui pourraient le soulager. Lui apporter un peu de réconfort. J’aimerais les trouver. Mais je ne les possède pas… je ne les connais pas… j’aimerais alléger sa peine mais je ne sais même pas comment m’y prendre. Je me sens lamentable et inapte en tant que petite amie.

J’ai compris ce jour-là que ma couleur de peau – pour certains, dont John – augmentait considérablement mon potentiel pour des histoires de sexe, mais diminuait jusqu’au point de nullité absolue celui d’une relation sérieuse. Il ne m’a pas menacée, forcée, ni violée. J’étais totalement consentante et surtout très naïve. Pourtant, je me suis sentie souillée et profondément humiliée.

Je me suis laissée abuser par les mots tendres, le physique éclatant et la popularité de John. J’ai réalisé – trop tard – que tout ce baratin n’était destiné qu’à s’envoyer en l’air avec la petite Black !

Trois heures ce n’est pas grand-chose. Ça passe vite pendant les cours de dessin. Mes préférés. Ce sont les mêmes heures… aucune différence entre celles-ci, maintenant, et celles quand je dessine…